Les Furtifs
7.2
Les Furtifs

livre de Alain Damasio (2019)

Fuir Un Réseau Trop Intrusif, Fuir !

Difficile de ne pas succomber à l'inimitable style d'Alain Damasio, qui l'a porté tout au long d'un cheminement personnel dont on devine que les furtifs sont l'aboutissement. Comment ne pas reconnaitre, ici et là, par petites touches, les nombreuses références l'univers unique (Aucun souvenir assez solide, La Horde du Contrevent) de celui qui cherchait à retranscrire en mots le mouvement, l'essence même de la vie ?


Cette fois, c'est la bonne ? À en croire l'auteur, aoui.


Damasio ne se joue pas seulement de la sangue (comprendre "langue" et "sens"), mais aussi de la typographie, de la mise en page, casse les codes internes du livre. Mélange virtuose des sons, des temps, des lettres et des mots, accompagné de l'usage chaotique de la ponctuation qu'on lui connaissait déjà dans la Horde du Contrevent, et d'une variété impressionnante de registres. Mélange des idées et des émotions, aussi. C'est ce qui fait de la lecture d'un Damasio une expérience aussi enrichissante qu'exigeante, un peu à la manière d'un Voyage au bout de la nuit que Céline aurait écrit en 2019. Un peu plus brut, peut-être, certainement plus geek.


Pour vivre heureux, vivons cachés. Porté par cette simple idée, l'auteur a choisi le roman d'anticipation pour développer tout un aspect politico-philosophique de son récit (qui évoque La Zone du Dehors) et dénonce cette fois-ci le technococon qui nous enferme, atrophie notre rapport au vivant et nous pousse à entretenir un self-serf-vice, travesti en liberté. Cette nouvelle forme de servitude volontaire est fondée sur la trace laissée par chacun d'entre nous, récupérée par la bague et utilisée pour répondre à tous nos besoins. Les furtifs, eux, vivent par devers nous, sans laisser de trace, au coeur même de la liberté et du rapport au vivant que veut défendre Alain Damasio. Qu'il défend même brillamment, certes au prix d'un densité de réflexion et de langage parfois à la limite de l'indigeste, travers bien connu de ses lecteurs.


Dans un tout autre registre, celui de la relation parents-enfant, le récit est imprégné d'une adoration paternelle à laquelle tout le monde ne peut pas s'identifier. Lorca et Sahar Varèse vouent un véritable culte à leur petite fille Tishka : jolie, intelligente, adorable, vive, pleine d'imagination, mais surtout - thème cher à l'auteur - libre. Presque déifiée par ses parents, l'enfant incarne un idéal dépouillé de tout défaut, de tout aspect négatif, de tout inconvénient de la vie ordinaire : Tishka est extraordinaire. Volontaire ou non, ce choix peut paraitre, si ce n'est agaçant par moments, très redondant tant chaque protagoniste saura tour à tour s'émerveiller des capacités de la petite fille.


Dans une moindre mesure, Alain Damasio passe son temps à souligner les qualités de ses personnages principaux, au point de les rendre parfois inaccessibles au commun des mortels que sont ses lecteurs... Un contraste malvenu avec le reste de son panel, antagonistes ou non, dont il ne souligne que les défauts, dessinant une regrettable dichotomie gentils/méchants qui frise le cliché.


D'aucuns diront qu'il s'agit de son meilleur roman. On peut au moins accorder cela à l'auteur : c'est sans aucun doute le plus abouti.



On peut couper en deux un arbre qui a fait pousser ses bourgeons et ses feuilles deux cent cinquante printemps de suite avec une tronçonneuse à essence en huit minutes. On peut abattre un jaguar qui court à 90 km/h dans une savane en un dixième de seconde et avec une seule balle. Qu'est-ce que ça prouve de nous ? Qu'on sait stopper le mouvement ? Qu'à défaut d'être vivants, nous voudrions nous prouver qu'on sait donner la mort ? (...) Je voudrais contempler leur monde avec mes oreilles en fleur aussi longtemps que je puisse - jusqu'à ce qu'y pousse un fruit qui m'éveille et fasse enfin chair pour moi.


Vanille_Cm
6
Écrit par

Créée

le 6 sept. 2019

Critique lue 399 fois

1 j'aime

Vanille_Cm

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1

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