Les Furtifs
7.2
Les Furtifs

livre de Alain Damasio (2019)

Il ne faudrait pas écrire après avoir eu des enfants

Autant le dire d'emblée: je suis là pour casser la fête. Ce roman est un grand raté, il faut tout de suite arrêter l'emballement autour de ses ventes. Je suis très heureux qu'Alain Damasio l'ait enfin fini, je pense que c'était important pour lui, au vu du temps qu'il a pris pour l'achever. Je pense que c'est important qu'un auteur comme lui existe, parce qu'il maintient vivante la littérature pour ce qu'elle est et n'aurait jamais du cesser d'être : une recherche d'un langage au coeur d'une langue.


Comme beaucoup, lecteurs de SF, camarades de lutte et compagnons de route, j'ai attendu ce roman, depuis ma lecture tardive de La Horde il y a 6 ans. Je l'ai attendu avec passion quand je pensais à ce bouquin là. Et puis je l'ai redouté, un peu, quand je pensais à La Zone.


Parce qu'il y a depuis toujours deux traces dans Damasio, comme dans la vie en général, et dans l'engagement politique, en tant que toute vie est politique.
Il y a la trace de la poésie, de la mystique, de la profondeur pure qui ne se laisse pas approcher avec facilité, celle oùà circule le tragique. Cette trace-là se vit avec un collectif embarqué, des passions dévorantes, des horizons apocalyptiques, où se niche un amour digne des grandes tragédies, entre Oroshi et Sov. C'est La Horde. Là on découvre que toute vie, toute émotion, toute relation, quelque soit le collectif où ils sont imbriqués, sont véritablement politique au sens fort du terme.
Et puis il y a la trace du militantisme, de la pop analyse, de la facilité, des dispositifs de surface. Comme dans la réalité décrite dans La Zone, son écriture est fade, sans reliefs, son histoire était d'une banalité à faire peur. L'amour entre Capt et Bdcht était d'un ennui... C'était un manuel de résistance ennuyant, où l'on stagnait dans le dramatique, où la politique était une affaire de meneurs et de suiveurs, comme d'hab quoi, mais version gauchiste.


L'ennui possède deux versants. L'un, en tant que "moment offert à l'attention, où le monde se présente à nous sans truchement". C'était l'ennui des grandes plaines du bout du monde, qui existent vraiment, sur les hauts-plateaux du sud du Vercors,


et où se déroulent les interminables considération des ultimes survivants de La Horde.


L'autre, c'est l'ennui commun, de ce qui se lit sans jamais accrocher la pensée, de ce qui semble être juste la répétition du même, en l'occurence, dans La Zone, le manuel de l'altermondialisme des années 2000.


Nous avions donc la thèse, puis l'antithèse de ce qu'est une vie politique, et son oeuvre de fictionnalisation de la réalité par un imaginaire tantot puissant, tantot stérile. Et puis, au bout de l'attente, la synthèse malheureuse, Les Furtifs.


Damasio y tente ostensiblement la synthèse, entre l'analyse du technocapitalisme, qui est à peu de choses près la meme que celle de La Zone,


meme dans sa résolution finale,


mais avec une recherche sur la langue et la typographie, qui était la grande innovation de La Horde. Et puis les furtifs, par rapport aux vifs, franchement, ils font pale figure. Tishka, face à Caracole, qu'est-ce qu'elle fait? Elle va se coucher, comme une gamine.
Ca ne marche pas.
Le langage au sens d'un jeu dans les marges de la langue, n'advient pas. Les tentatives typographiques ne sont pas si furtives que ça, mal maitrisées, dispersées comme à la va-vite, et puis elles sont bien moins intéressantes que les notations des vents de La Horde, ou meme que le système de nomination de La Zone. Il y a d'ailleurs dans tout le roman une impression de bâclage. Et je peux comprendre qu'au bout de 15 ans, Damasio ait eu envie d'en finir, lui aussi, avec cette redite de La Zone. Par exemple, la non-histoire entre Saskia et Lorca.
Nous assistons simplement à un drame digne d'une émission-feuilleton de M6, genre "Investigation spéciale", avec déchirements de couple, toi-t'y-crois-plus quand moi-j'y-crois-encore, et puis nous-trouvons-l'espoir-et-la-force-de-continuer-ensemble... Rolala. Ce genre de drame n'a jamais créé aucun collectif sain, juste des familles bourgeoises, où tout n'est qu'individualité, à peine interindividualité dans le marquage spéciale de Saskia, qui parle un peu de sa relation non-développée avec Lorca, et de ses peurs avec Sahar. Il ne fait pas bon écrire des romans à propos de soi, et là, on lit tellement de l'attachement parental personnel de Damasio dans ce roman, que ca en devient lassant.
Et puis tout ce délire autour des enfants (tout le bouquin pourrait se résumer au vieil adage débile "la vérité sort de la bouche des enfants", dont je ne suis pas un grand fan. Les enfants sont des gens bien, entendons-nous, mais notre fascination pour eux est avant tout un effet de notre nostalgie mélancolique envers le perdu, qu'une qualité positive de l'enfance), nous plonge véritablement au coeur du problème des Furtifs : c'est un livre de bobos urbains engagés, une sorte de liste de toutes les hypothèses existantes dans les milieux politiques à propos de la subversion urbaine : graffiti, squat, lutte contre les formes variées de gentrification (ici, technique), meubles en palettes et récoltes de tisanes. Mais le tout, dans un univers où rien ne donne envie, ni Orange, ni le Javeau-Doux remplis de babacools qui répètent les memes analyses sans profondeur de type "oh les méchants qui financiarisent tout et qui vivent de nos datas".
Si je suis si amer, c'est peut-etre parce qu'il me semble que les véritables enjeux du moment ne se situent pas en ville, pas dans les problèmes de la technique, parce que les gens qui sont là-dedans jusqu'au cou, sont juste dans une m**** sombre, et qu'ils ne s'en sortiront probablement jamais. Alors que tous ceux qui ne sont pas encore trop abimés dans ces problèmes, les ruraux, les ultraruraux, qui n'ont pas encore oublié qu'une carotte a besoin de terre, et non de pousser dans des chambres à UV dans des parkings, meme si elles y sont plantées par des militants sympas, tous ceux-là, personne n'en parlent, mais ils sont aux avants-postes de la fin du monde qui avance toujours un peu plus chaque jour, le long du front de modernisation.


Donc : aussi bien d'un point de vue littéraire que d'un point de vue politique, je trouve ce livre puant, et l'époque avait besoin de beaucoup mieux que ça, et Damasio a déjà été capable d'etre à la hauteur de son époque, donc ca aurait été bien qu'il le soit, et qu'il arrete de penser à ses gamins tout le temps, parce que c'est pas le plus important dans la vie, dans un monde dont on peine à voir s'il va durer encore longtemps.


Je tiens en revanche à souligner, que Damasio me semble faire un travail de rencontre, de mise en lien, de participation à la lutte, qui est honorable, plus qu'honorable. Il n'avait pas besoin d'écrire un roman comme ça, aussi plat. Il aurait pu se contenter de continuer à circuler dans le milieu politique, à la Zad, etc. Mais l'écriture, il faut qu'il se remette au boulot, et qu'il suive les intuitions magiques de La Horde plutot que les discours lénifiants des sinistres critiques sociaux pas très intéressants.


Donc, par pitié, au boulot, mais cette fois, du tragique, du vrai, du mondain! On sait que tu peux le faire.


Bisou à lui. Merci à vous


3/10 parce que : il faut bien reconnaitre le travail accompli, meme s'il l'est mal, et (encore!) trop vite.

Susscrofa
3
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le 26 mai 2019

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