Tchekhov? C’est Louis-Ferdinand Céline qui parle à voix basse, en plus russe, plus calme et plus poli : il nous prend gentiment par l'épaule pour nous dire à quel point la vie pue la merde


Intriguée par l'auteur de ce petit livre étrange, j'ai fourni en amont un travail sérieux d'historienne (1 recherche google Russe) afin de réunir toutes les paroles qu'on a pu rapporter d’Anton Tchekhov et voici celle qui résume le mieux le personnage (en 1898 donc) : "Aussitôt lu aussitôt oublié. Savez-vous combien d’années continuera-t-on à me lire? 7 ans» hahahahalshaqopl ! (il parle ici d'un chef d'oeuvre toujours d'actualité 122 ans plus tard et qui le sera encore dans 3000ans)


Derrière l'écrivain de génie, c'était un médecin de village humble, bon, digne et sincère, s'exprimant toujours de manière simple et concise, ne se vantant jamais de sa condition d’homme de lettres. Il ne se perdait jamais dans des phrases pompeuses, tout en accordant une extrême importance aux choix de ses mots. Oscillant entre amertume et optimisme quasi naïf, il avait le don de dire la vérité sur les gens de manière attachante et mignonne : "Je voulais dire honnêtement aux gens: regardez vous. Voyez comme vous vivez mal, noyés dans l'ennui !"


Loins de la fougue de Dostoïevski et de l'héroïsme de Tolstoï, Tchekhov est discret : il sait que la vie est teintée d'absurdité et d'une indéfinissable tristesse, et que pour toutes ces étrangetés, la seule conclusion est .. l'absence de conclusion.


Car c’est en ça que réside le génie de Tchekhov... : il ne se contente pas d'ouvrir une réflexion sur le bonheur, la mort, le sens de la vie, l'injustice sociale - des classiques vus et revus - il le fait de façon détachée et réaliste, de sorte à ce que l’on en ressort avec plus d’interrogations qu’au début. L'essentiel, aux yeux de Tchekhov, c'est de soulever des questions. Les réponses? Il s'en fou


A travers des personnages réalistes de la petite bourgeoisie de la Russie du XIXe siècle, il met le lecteur face à la réalité de la condition humaine ennuyeuse, fade et misérable. Loins de se résoudre au fatalisme, il trouve, comme Schopenhauer, dans le travail utile, dans la curiosité et dans l'art un échappatoire à l'apathie de l'existence. Il croit en la médecine, en la science, au progrès. Il nous exhorte à lutter contre la passivité, à garder en tête des buts nobles et grands, à ne pas gaspiller notre jeunesse, à ne pas nous laisser aller à l'ennui, aux platitudes et à l'oisiveté..


Pourtant (et c'est ce que je trouve génial) aucun des personnages ne parvient à se reprendre en main : chez Tchekhov, il n'y a pas de héros, que de la pourriture. Lassés de tout, condamnés à une vie d'habitudes et à l'usure du temps, ils se laissent aller à la sclérose intellectuelle.
Pour chacun d’entre eux, la vie est absurde et incompréhensible. Ils se font une idée fausse du bonheur, s'abrutissent, se trompent, pensent à la mort, au pied qu'il ont déjà mis dans la tombe... puis le temps passe, ils vieillissent et au moment des regrets il est trop tard : l'autre pied est déjà bien enfoui au fond du cercueil.


Tchekhov tient à nous faire la leçon jusqu'au bout : il n'est absolument pas question de laisser ses personnages s'en sortir car dans leur décrépitude réside notre salut. Il nous met en garde..



Oui, on nous oubliera. C'est notre sort, rien à faire. Un temps viendra où tout ce qui nous paraît essentiel et très grave sera oublié, ou semblera futile. Le temps passera, nous nous en irons pour toujours, on nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix, et combien nous étions (...) Ceux qui vivront après nous, dans cent ou deux cents ans, et qui nous mépriseront d’avoir si bêtement gâché nos vies, ceux-là trouveront peut-être comment être heureux. Quant à nous… A nous, il ne reste qu’un seul espoir. Celui d’avoir des rêves dans nos cercueils, des rêves peut-être agréables...



Ce qui m'a frappée et ce qui fait la force de ces nouvelles c'est le style neutre, impartial, distancié et sans analyse, qui nous laisse le soin de faire nos propres constats et conclusions.
Il écrira ainsi que "L'auteur ne doit pas être le juge de ses personnages mais seulement témoin impartial. Les appréciations reviennent aux jurés, c'est-à-dire les lecteurs. Mon affaire est seulement d’avoir du talent, distinguer les indices importants de ceux qui sont insignifiants, de savoir mettre en lumière des personnages, parler leur langue."


L'atmosphère nocturne propice à la contemplation et aux questions existentielles, à laquelle s’ajoute un temps toujours ombrageux à l’image des personnages occupent une place particulièrement intéressante : chez Tchekhov, il fait toujours nuit



Les yeux fixés sur son village natal et sur le couchant où une mince bande pourpre jetait des lueurs froides, il pensait que la vérité et la beauté qui régissaient la vie là-bas, au Jardin des Oliviers, s'étaient perpétuées sans interruption jusqu'à ce jour (...) un sentiment de jeunesse, de santé, de force - il n'avait que vingt-deux ans - l'attente ineffablement douce du bonheur, d'un bonheur inconnu, mystérieux, l'envahirent peu à peu et la vie lui parut enivrante, merveilleuse, pleine d'une haute signification.



On est forcé à se demander si la vie doit être vécue dans la complaisance aveugle d'un bonheur abrutissant ou s'il ne faudrait pas plutôt aller à la recherche de quelque chose de plus grand, de plus noble, de plus digne et de plus rationnel.


Tchekhov rappelle ainsi la question de Tolstoï (avec qui il lui arrivait de débattre par livres interposés.....) "Combien de mètres carrés de terres un homme a-t-il besoin ?" à laquelle le personnage d'Ivan répond "À l’homme il ne faut pas trois archines de terre, mais la totalité du globe terrestre, la nature entière, de quoi déployer largement ses capacités et réaliser en toute liberté sa propre nature."
A travers l'image du petit propriétaire de ferme dans la campagne Russe, Tchekhov dénonce ceux qui s'enterrent dans une existence morne, passive, lasse, dépourvue de toute excitation (se rapprochant du pessimisme de Schopenhauer et l'oscillation constante entre souffrance et ennui..)


conclusion : j'aime beaucoup, homme passionnant, auteur génial et plein de malice dont on dira que "dans l’histoire de la littérature, il n y a guère que chez Tchekhov chez qui la qualité de l’homme semble avoir correspondu à la qualité de l’artiste" et tout ça ne fait que me conforter dans l'idée que la littérature russe est la meilleure de l'histoire ..


Faites moi confiance. Fin de la critique.
Maria

eulerium
9
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Créée

le 1 avr. 2020

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