Au royaume des salauds ordinaires, Lisbeth Salander est reine

Le premier tome de la trilogie "Millenium", "Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes", écrit par le journaliste suédois Stieg Larsson, marqua les débuts d'un véritable phénomène littéraire, ce que l'auteur n'eut en aucun cas le loisir d'apprécier puisque décédé d'une crise cardiaque quelques mois seulement après avoir déposé ses trois livres à la maison d'édition Norstedts. La saga complétée par les suites "La Fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette" et "La Reine dans le palais des courants d'air" a de ce fait été publiée à titre posthume entre 2005 et 2008. Les romans ont rencontré un succès fulgurant et bénéficié d'une portée internationale, avec environ 50 millions d'exemplaires vendus à la fin des années 2000.
La réussite autant commerciale que critique des livres de Larsson atteste d'une réelle prouesse, sachant qu'en temps normal, ventes élevées riment généralement avec médiocrité : des feuillets à la chaîne d'un Marc Lévy à "Twilight", ce triste constat a maintes fois pu être vérifié. Pourtant, sans aller jusqu'à faire de "Millenium" un chef d'oeuvre en matière d'écriture, force est de constater que le succès rencontré par ce polar nordique est loin d'être démérité. Mais avant d'évoquer plus en détails ses qualités propres, il faut à présent revenir sur l'histoire du tout premier roman, celui par lequel tout a commencé.


Le récit s'ouvre sur la condamnation pour diffamation de Mikael Blomkvist, journaliste économique co-propriétaire du magazine "Millenium", après qu'il ait essayé de s'attaquer au multimillionnaire Hans-Erik Wennerström, sans que ses informations n'aient été suffisamment étayées. Il est rapidement contacté par Henrik Vanger, grande figure de l'industrie suédoise, qui vit reclus sur l'île de Hedebyön. L'industriel dispose de sources compromettantes sur Wennerström et souhaite que Blomkvist enquête sur la disparition de sa nièce Harriet Vanger, survenue 30 ans plus tôt. Le vieil homme affaibli est persuadé qu'elle a été assassinée, sachant qu'il reçoit chaque année une fleur séchée par colis anonyme. Mikael Blomkvist réalise à quel point la famille Vanger semble rongée de l'intérieur, avec à la clé une longue liste de suspects.
Dans le cadre de son enquête, il est amené à travailler avec Lisbeth Salander, une hackeuse particulièrement douée, dotée d'une mémoire photographique surdéveloppée et capable de mettre la main sur des informations en théorie introuvables. Leurs errances dans les méandres du passé les amèneront aux portes d'un univers extrêmement glauque, celui des violences faites aux femmes.


La question des agressions sexuelles et plus généralement des actes et comportements à caractère sexiste est justement l'un des thèmes centraux des "Hommes qui n'aimaient pas les femmes" et des deux autres volets de la trilogie "Millenium". Un des premiers points qui saute aux yeux durant la lecture est l'ensemble des données et statistiques fournies par Stieg Larsson sur le sujet, via une approche qui relève moins du polar que de l'analyse journalistiques, puisqu'influencée par la trajectoire de l'auteur.
L'affaire Harvey Weinstein, à l'origine du mouvement #Me Too, né en vue de dénoncer les harcèlements subis au quotidien par les femmes et les divers abus dont elles sont victimes à cause des hommes de pouvoir, nous a rappelé à quel point ces violences restaient durablement ancrées dans nos sociétés et pour l'essentiel impunies. On pourrait aussi citer le sordide trafic du milliardaire américain Jeffrey Epstein. C'est un point que Stieg Larsson avait parfaitement compris en son temps.


Ses convictions féministes et anti-fascistes transparaissent de manière évidente à travers le roman et cela mérite d'être salué dans la mesure où le thriller est un genre littéraire et filmique au sein duquel la violence et le sexisme sont parfois prétextes à l'écriture d'une histoire prétendument sulfureuse sans que ces éléments récurrents, à la limite du cliché, soient d'une manière ou d'une autre interrogés. À l'inverse, dans "Millenium", l'extrême violence de l'oeuvre n'a rien de gratuit et interpelle d'autant plus qu'elle met le doigt sur les vicissitudes du patriarcat et les recoins sordides d'une société de prime abord respectable.
Bien que la Suède soit considérée comme l'un des pays les plus avancés sur la question de l'égalité homme – femme, à des lieux d'un Hexagone archaïque en la matière, Stieg Larsson ne s'impose aucune limite dès lors qu'il cherche à dépeindre la face sombre du modèle suédois, entre proxénétisme invisibilisé au profit des mafias russes et services sociaux moins disposés à porter assistance aux personnes vulnérables qu'à leur faire appliquer de force ce que la bienséance considère comme le droit chemin.


La hackeuse punk Lisbeth Salander est sans doute celle qui incarne le mieux la pathologisation des marginaux et le combat des victimes. Dès le premier tome, elle est présentée comme une personne asociale et borderline. Pourtant, on s'attache à elle, à son caractère bien trempé, marqué par une volonté de ne surtout pas se faire marcher sur les pieds et des répliques cinglantes : « Je crois que tu te trompes. Ce n'est pas un tueur en série malade qui a trop lu la bible. C'est simplement un fumier ordinaire qui déteste les femmes. ».
La jeune adulte suscite très vite notre empathie, non pas en dépit, mais grâce à son « anormalité », car on a justement maintes fois l'occasion de comprendre qu'elle est loin de se réduire à la manière dont elle est perçue par les autres, parmi lesquels de nombreux hommes incapables de s'émanciper de leurs préjugés vis-à-vis des marqueurs de l'identité que sont par exemple l'origine sociale, le genre et l'orientation sexuelle. Lisbeth se contrefiche pas mal des codes qui régissent la présentation de soi ou de ce que peuvent penser ses semblables, parce qu'elle n'a de compte à rendre à personne.


Cette marginalité s'exprime également à travers ses piercings et tatouages. Bien que la pratique soit désormais largement démocratisée, il est loin d'en avoir été de même selon les sociétés et les époques. Dans "Millenium", les motifs qu'arbore Lisbeth Salander mettent en exergue les traits caractéristiques de sa personnalité, entre génie et tendance à l'auto-destruction.
Sa « déviance » est assumée sans détour via un grand tatouage de dragon démon dans le dos, la queue se prolongeant jusqu'à la cuisse. Les bracelets en barbelé sur le poignet et la cheville renvoient quant à eux à son parcours brisé. Elle possède également un dessin de faucheuse sur l'intérieur de l'avant-bras et il est impossible de ne pas y voir de lien avec sa fonction dans l'intrigue, puisqu'elle agit à plusieurs reprises comme une némésis, reflet de sa rage intérieure, voire comme un ange de la mort. Le motif de guêpe sur la nuque fait enfin référence à son surnom chez les pirates informatiques : « Wasp ».


Son métier de hackeuse en free-lance pour une entreprise de haute sécurité rejoint à bien des égards le mythe du pirate apte à transgresser l'ordre établi et révéler des injustices enfouies, dans une optique qui n'est pas sans rappeler l'informaticien Elliot Alderson dans la série "Mr. Robot". Le fait qu’elle cherche à faire tomber des hommes de pouvoir, d’un tueur de femmes à un businessman ayant détourné des millions, n'est pas sans rappeler les activités de l’organisation non gouvernementale "Wikileaks" et leurs répercussions dans le courant de cette dernière décennie, sans oublier bien sûr les velléités contestataires de collectifs comme "Anonymous". Lisbeth est ainsi devenue l'une des plus éminentes représentantes du pirate virtuel comme icône de la contre-culture.
Précisons toutefois que dans la réalité, aux antipodes du héros romantique qui nous vient d'abord en tête, tel un Robin des Bois des temps modernes, le hackeur n'a que très peu en commun avec l'objecteur de conscience ou le lanceur d'alerte, plus proche en vérité d'un escroc décidé à piller votre compte bancaire ou vos données personnelles ou bien d'un salarié sommé d’obtenir des résultats. L'épisode « Shut Up and Dance » de la série "Black Mirror" illustre d'ailleurs à merveille les potentielles dérives de cette activité, sous couvert d'exercer une justice pour le moins expéditive.


La soif d'émancipation de Lisbeth Salander est jugulée par la précarité de sa position, puisque placée sous tutelle depuis ses dix-sept ans, n'ayant même pas droit d'accéder à ses comptes bancaires. Son dossier médical joue un rôle important dans le roman, plus encore dans les tomes 2 et 3, davantage centrés sur son passé, étant donné qu’il lui a accolé à jamais une étiquette de pestiférée. Les médecins ont en effet assigné à l'adolescente de l'époque un comportement psychopathe et asocial.
Compte tenu pourtant du passé traumatisant de Lisbeth, violée plus jeune tandis que son père battait sa mère, du reste jugée incompétente pour la garder, il va sans dire qu'avant d'être une marginale, la jeune femme est avant tout une personne brisée autant par les horreurs de la vie que les violences faites aux femmes, sachant qu'elle a été de surcroît sexuellement abusée par son tuteur. La brutalité avec laquelle elle exerce sa vengeance contre ce dernier, exposant sa vraie nature grâce à la magie de l'indélébile, relève d'ailleurs de la catharsis.
Sa souffrance découle également de la manière dont elle a été prise en charge, d'où sa profonde méfiance à l'égard des forces de l'ordre et des figures d'autorité. Alors qu'elle aurait dû bénéficier d'une assistance psychologique, elle s'est vue stigmatisée, à l'instar de toutes ces victimes sur lesquelles il est plus facile de faire reposer la charge de la culpabilité.


On peut donc établir un parallèle entre le parcours de Lisbeth Salander et un cas traité par la chroniqueuse et journaliste Ovidie dans le documentaire "En Suède les putains n'existent pas", celui d'Eva Marree, jeune femme à qui on a retiré la garde des enfants sur dénonciation de prostitution. Comme ce qu'elle faisait de son corps allait à l'encontre de la morale d'après la nation suédoise, la mère a dû attendre quatre ans pour revoir ses enfants dans les locaux des services sociaux de la ville de Västerås, et ce en présence d’un mari pourtant connu pour être violent, au point de l'assassiner sur place. À la lumière de cette sordide affaire, le récit des parents de Lisbeth devient d'autant plus palpable et crédible.


Bien que la Suède soit l'un des pays les plus égalitaires du monde, que ce soit du point de vue des revenus ou de l'accès aux postes à haute responsabilité pour les hommes et les femmes, il n'est pas pour autant aussi idyllique que certains pourraient le prétendre et ces dérives inhérentes au dispositif très répressif dont disposent les services sociaux sous couvert de lutter contre la marginalité en témoignent.
Stieg Larsson en fait littéralement le procès dans "La Reine dans le palais des courants d'air", à grand renfort de démonstrations, ce qui amoindrit à mon sens son intérêt par rapport aux précédents romans, aux sein desquels phénomènes sociaux et intrigues palpitantes s’entremêlaient parfaitement.


Outre les violences faites aux femmes et les dérives liées à la gestion des identités en marge, une autre préoccupation majeure de l'auteur est la corruption des élites économiques et le retour en force d'une extrême droite appareillée aux milieux criminels. On est frappé par ces aspects une fois qu'on a analysé l'oeuvre au prisme des enjeux actuels, marqués par la hausse des inégalités dans les pays développées et la montée des groupuscules d'extrême droite, de la Suède à la Hongrie en passant par le Rassemblement National en France.
Mikael Blomkvist, protagoniste central des Hommes qui n'aimaient pas les femmes, est certes bien moins flamboyant que Lisbeth Salander, mais fait écho à une figure tout aussi incontournable que le hackeur dans l'imaginaire contemporain, celle du journaliste d'investigation anti-corruption, tel Fabrice Arfi chez "Médiapart", outre le fait qu'il renvoie à l'auteur lui-même. C’est pourquoi Lisbeth Salander le surnomme non sans une certaine ironie « Super Blomkvist ».


Mis à part les thématiques traitées, la justesse avec laquelle elles sont abordées et une galerie de personnages hauts en couleur, la saga "Millenium" se distingue aussi par sa maîtrise de la narration, avec une intrigue prenante et ponctuée de nombreux rebondissements qui viennent tenir le lecteur en haleine. Ajoutons à cela des dialogues parfaitement ciselés et une réelle maîtrise dans l'évolution des rapports de force.
Les romans ne sont néanmoins pas exempts de défauts, à commencer par un style d'écriture certes fluide, mais assez « simple », ce qui le rapproche par certains côtés d'un écrit journalistique. Même si la démarche reste tout à fait justifiée, elle peut décevoir les amoureux de la littérature. De plus, la pertinence des thème abordés par l'auteur est parfois contrebalancée par leur traitement « au forceps », tant et si bien qu'on peut se demander qui, parmi les hommes rencontrés par Lisbeth Salander, mis à part le brave Mikael Blomkvist, n'est pas un salaud en puissance. Malgré les données factuelles apportées par Larsson, ce dernier ne peut s'empêcher d'entretenir certains fantasmes vis-à-vis du monde des hackeurs.
Ceci mis à part, "Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes" demeure un excellent polar qui n'a pas démérité son succès. Il peut être une bonne porte d'entrée pour la littérature contemporaine scandinave, qui regorge de nombreuses pépites n'ayant malheureusement pas rencontré le même écho que "Millenium".


En ce qui concerne les adaptations, je serais plutôt tenté de vous recommander la proposition suédoise, avec les films de Niels Arden Oplev et Daniel Alfredson, déclinés en version longue sous forme de série télévisée. Très fidèle au matériau d'origine, elle reste toutefois inférieure à ce dernier, avec une réalisation basique et une gestion très inégale du rythme. Elle bénéficie néanmoins de l'interprétation solide de Noomi Rapace et Michael Nyqvist dans les rôles respectifs de Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist.
La version américaine de David Fincher, dont le titre s’est vu changé en "The Girl with the Dragon Tattoo", reste de très bonne facture grâce à la réalisation sublimée du cinéaste, qui n'a par ailleurs plus rien à prouver dans le domaine du thriller depuis "Zodiac" et "Gone Girl", mais altère en grande partie la caractérisation des personnages et la dynamique de leur relation, dénaturant par extension le propos féministe initial dans le roman de Larsson.
N'hésitez pas à regarder les deux versions pour vous faire votre propre avis, mais je ne saurais que trop vous conseiller de privilégier avant tout les romans.

Wheatley
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le 2 juin 2020

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