Le mangaka Osamu Tezuka est sans doute l'un des plus grands auteurs et dessinateurs de bande dessinée du XXe siècle, avec une force de création qui forge le respect. Il a légué derrière lui environ 700 œuvres, soit plus de 170 000 planches. Il est ainsi considéré comme le grand initiateur du manga d'après-guerre. Ajoutons à cela son impact considérable dans le monde de l'animation, puisqu'il a également défini les principaux standards des studios japonais, encore valables aujourd'hui, pour le meilleur comme pour le pire.

De prime abord, son style cartoonesque (notamment dans le chara-design des personnages) et son trait peuvent paraître un peu simplistes. Il ne faut pas oublier l'influence des dessins animés de Walt Disney sur le créateur. Mais s'arrêter à la surface serait une grave erreur. Les dessins de ses premières œuvres sont à remettre dans leur contexte. De plus, même si elles étaient destinées à un public enfantin et reposaient sur des intrigues minimalistes, ces premières cases se démarquaient déjà par leur dynamisme, comme en témoigne par exemple l'introduction de "La Nouvelle Île au trésor". Et quand on se penche sur les dernières planches de Tezuka, que dire de son impressionnante évolution, de sa maîtrise absolue de la caractérisation et de la narration...

Dans les années 70, une nouvelle tendance se développe dans la bande-dessinée japonaise, via l'essor d'un genre inédit, destiné à un public plus adulte, avec en toile de fond drames humains et trame historique extrêmement dense : le gekiga. La revue mensuelle "Garo" et le manga "Kamui-Den" de Sanpei Shirato sont la figure de proue de cette nouvelle vague. Bien que le genre soit diamétralement opposé au style d'Osamu à ses débuts, avant qu'il n'arrive à maturité, ce dernier va se ré-approprier tous ces codes et y laisser une empreinte durable, avec des chefs d'oeuvre comme "L'Histoire des 3 Adolfs", "La Vie de Bouddha" ou encore, dans le cas qui nous intéresse, "Ayako". Cette œuvre de 728 pages, publiée entre janvier 1972 et juin 1973, achève la consécration du dessinateur japonais.

L'histoire commence ainsi : en 1949, dans le Japon d'après-guerre, sous l'occupation des États-Unis, Jiro Tengé, ancien prisonnier des forces américaines, débarque à Yokohama et retourne chez sa famille. Parmi les Tengé, on peut compter sa mère Iba, sa sœur Naoko et ses deux frères, Ichiro et Shiro (le cadet). Y figurent aussi Sué, la femme de Ichiro, et Oryo, une servante simple d'esprit. Tous sont sous la férule de Sakuemon, un père sournois, manipulateur et autoritaire. À son retour, Jiro réalise assez vite qu'il n'est pas le bienvenu, entre autres pour des questions d'héritage, et découvre qu'une nouvelle personne a surgi dans le foyer, Ayako, une petite fille née d'un adultère entre Sué et le patriarche Tengé. La famille est profondément divisée. Ichiro est entièrement soumis à l'autorité paternelle, dans l'espoir d'être favorisé par le testament de Sakuemon, quitte à traiter son épouse comme une marchandise. Cette dernière sombre d'ailleurs dans la dépression. Il est de surcroît persuadé que le frère rentré de la guerre cherche à le dépouiller, angoisse renforcée par la peur d’être dépossédé suite aux grandes réformes agraires. Désormais espion pour les Américains, Jiro est quant à lui chargé d'assassiner un opposant communiste et maquiller sa mort en suicide tandis que sa sœur Naoko, éprise de la future victime, a adhéré au Parti populaire des travailleurs.
Comme convenu, Jiro commet le meurtre, mais il est surpris par Ayako alors qu'il essaie de laver sa chemise pleine de sang. La petite fille, témoin de ce qu'elle n'aurait pas dû voir, devient donc une gêne pour les Tengé, qui se réunissent en conseil et prennent une décision lourde de conséquences : ils la font passer pour morte et l'enferment dans une remise, séquestration qui va durer plus de 20 ans. Cet acte odieux n'est que le premier d'une longue série, entérinant la décrépitude d'une famille chancelante et rongée par le vice. Après avoir grandi privée de tout contact avec le monde extérieur, la fillette devenue femme connaît enfin la délivrance. Jiro Tengé, à présent parrain d'une bande de yakuzas, la prend sous son aile, puisque rongé par le remord et la culpabilité. Rien ne peut toutefois contrecarrer le destin tragique qui pèse sur tous ces personnages.

Si Tezuka a toujours voué une grande admiration aux fresques de l'écrivain Dostoïevski, dont il s'est fortement inspiré pour "Ayako", on peut également trouver des similitudes avec le cycle des "Rougon-Macquart" d'Émile Zola. Les deux œuvres nous invitent à suivre le parcours d'une famille affectée par une sorte de « fêlure » à l'origine d'une folie latente chez pratiquement tous ses membres. Le groupe des Tengé comporte une belle brochette de salauds et même ceux qui semblent d'abord épargnés par la corruption finissent par se montrer sous un jour plus sombre. Tout cela n'est pas sans rappeler l'acronyme que Frédéric Beigbeder, auteur de "99 francs", avait trouvé pour FAMILLE : Fabrication Artificielle de Malheur Interminable et de Longue Lymphatique Émollience. Il s'applique en effet parfaitement à la situation des Tengé, qui voient leur statut et une position sociale héritée du vieux monde remis en cause par les bouleversements du Japon d'après-guerre. L'approche quasi-naturaliste du mangaka met parfaitement en exergue le poids des déterminismes et de l'hérédité. Les agissements des individus sont ici indexés sur le milieu conservateur dans lequel ils ont vécu, à l'époque où primait l'autorité des notabilités locales. Cela ne signifie pas pour autant qu'il cherche à disculper leurs actes, bien au contraire. Rien n'est épargné au lecteur quant à ce que l'égoïsme humain peut engendrer de pire, dès lors qu'il n'est question plus que de préserver coûte que coûte les intérêts et l'honneur de la famille.

Politiquement, "Ayako" est l'une des oeuvres les plus engagées d'Osamu Tezuka, sans doute davantage encore que "L'Histoire des 3 Adolfs", manga qui montrait déjà de façon implacable les funestes conséquences du totalitarisme et du cycle de la haine pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans le cas présent, le dessinateur tire à boulets rouges sur les valeurs traditionnelles japonaises, pointant du doigt les vicissitudes de riches propriétaires terriens voyant advenir leur fin de règne. Derrière l'hypocrite façade d'une famille de prime abord respectable et vénérable, se dissimulent des recoins bien plus glauques. Sur ce dernier point, Ayako est très proche du segment « Bakeneko » de la série d'horreur "Ayakashi : Japanese Classic Horror", à l'origine d'un véritable bijou de l'animation japonaise, "Mononoke", que je vous recommande chaudement.
À cela s'ajoute un regard acerbe sur l'impérialisme américain et ses tentatives d'étouffer toute velléité contestataire ou revendication sociale, dans un contexte marqué par des licenciements massifs. Notons par ailleurs que la mort pour le moins suspecte de Shimoyama, patron des Chemins de fer japonais emporté sous un train, ne résulte pas de l'imagination de l'auteur, mais bien de faits avérés. Tout cela contribue à ancrer le récit dans un contexte historique crédible, ce qui rend les enjeux d'autant plus palpables. L'articulation entre ces événements et les péripéties du manga ont également servi de point de départ à l'intrigue d'une autre bande dessinée, "Billy Bat" de Naoki Urasawa. Ce n'est guère surprenant dans la mesure où l’œuvre d'Urasawa s'inscrit clairement dans la continuité de celle de Tezuka.

L'histoire d' "Ayako" est passionnante, ce autant pour son sous-texte politique et sa densité que sa parfaite gestion du rythme et de la narration. Au sein d'une même famille, l'auteur fait se côtoyer des individus très différents, ce qui crée constamment de la tension entre les personnages. Tous sont néanmoins affectés d'une manière ou d'une autre par la cruauté d'un père tyrannique. Jiro est sans doute celui qui illustre le mieux cette ambivalence morale et la complexité des caractères. Mais force est de constater que le tableau d'ensemble n'est guère reluisant. Le spectre de la violence, qu'elle soit physique, psychologique ou encore sexuelle, plane constamment. Malgré l'humanisme d'Osamu, nous avons ici affaire à l'une de ses œuvres les plus sombres. On se prend très vite d'empathie et de pitié pour Ayako, innocente sacrifiée au profit de l'arrivisme des Tengé.

La forme est également loin d'être en reste, même si certains seront rebutés par le côté « vieillot » du dessin. Le contraste entre le style plutôt cartoonesque de Tezuka, bien qu'il ait cherché à se rapprocher du réalisme, et la dureté du propos crée un décalage qui peut perturber le lecteur dans un premier temps. Mais on s'y habitue aisément et cette bizarrerie devient même une force. Chez Osamu, tout est affaire de dynamisme et symbolisme. Le dessin et la mise en scène mettent quasi-systématiquement en exergue les émotions et dilemmes internes des personnages. La transformation d'Ayako, devenue une adulte mutique et dépourvue de repère, fait penser à la mue d'un insecte. Le corps et sa métamorphose revêtent une importance capitale chez le dessinateur. Ajoutons à cela un travail remarquable sur les ombres et lumières. Ce dernier n'est pas sans rappeler le livre "L'éloge de l'ombre" de Tanizaki, auteur qui s'est attaché à définir ce qu'étaient selon lui les spécificités de l'art japonais. La composition de certaines planches, en particulier des vues de paysage, entretient une filiation avec l'estampe « ukiyo-e » (« image du monde flottant ») d'artistes comme Hokusai ou Hiroshige. En dépit des horreurs qui y sont dépeintes, "Ayako" recèle une réelle beauté.

Faites-vous plaisir. Lisez des mangas. Mais surtout, lisez toutes sortes de mangas, notamment du Tezuka.

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le 27 juin 2023

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