L'amour, les forces de la nature (en l'occurrence le Mississippi), la maternité, la vie animale, ce sont toutes ces forces qui vont souvent à l'encontre de l'ordre social provincial du Sud que Faulkner nous montrent ici déchaînées sur deux individus masculins, qui, dans leur inexpérience de la vie et poussés par un idéalisme obscur et violent, devront en payer le prix à la fin.


Il s'agit de deux récits accollés, a priori fort différents, mais qui se font parfois écho.
- Les palmiers sauvages (abrégé en PS) commence à travers le regard d'un médecin à la retraite propriétaire d'un bungalow qu'il loue à un prix dérisoire. Il y reçoit un couple jeune, assez peu sociable, et une nuit est réveillé par le jeune homme, qui lui demande de venir examiner sa femme, qui saigne et est dans un état grave.
- Le vieux Père (Old man River, le surnom du Mississippi, abrégé en VP) débute en sur la vie de deux forçats dans un bagne-plantation de l'Etat du Mississippi, en 1927. L'un est gros, répugnant, et a été pris pour avoir fait le chauffeur dans un hold-up. Le second est un jeune idiot qui voulait dévaliser un train pour faire comme dans les romans de gare qu'il lisait. Un soir, on réveille toute leur chambrée car le Mississippi vient de rompre sa digue à hauteur de Mound's landing.


Je vais maintenant détailler pour moi-même le synopsis, passez la zone de spoiler pour avoir une critique du livre.


PS, 2 : On revient sur l'histoire du couple. L'enfance d'Harry Wilbourne, interne à la Nouvelle-Orléans, qui pour sa première sortie étudiante tombe sur Charlotte Rittenmeyer, jeune femme qui lui donne rendez-vous dans un hôtel. Ils ne font pas l'amour, mais en sortant il trouve un portefeuille avec 1278 dollars. Il finit par renoncer à le rendre et s'enfuit en train pour Chicago avec Charlotte. Entrevue avec le mari, désespéré, qui confie à Harry un chèque portant le prix nécessaire pour que Charlotte revienne si les choses tournent mal, et la promesse qu'elle donnera de ses nouvelles chaque début de mois. Les amants coupables font l'amour dans le train.


LVP2 : Acheminement, en camion puis en train, des forçats jusqu'à la digue rompue. Vision dantesque du Mississippi en colère. Le gros et le grand forçats se voient confier une mission : aller chercher en barque une femme sur un arbre et un homme sur un hangar à coton. Sur le chemin, le gros reste accroché à une branche et le grand semble mort, englouti.


PS3 : Escale à Chicago, Charlotte vit en vendant des figurines de papier mâché tandis qu'Harry trouve difficilement un travail dans une structure d'accueil pour alcooliques, travail qu'il finit par perdre à cause d'une indiscrétion du détective envoyé par Rittenmeyer. Soucis continuels d'argent. Fuite avec l'argent qui reste pour passer l'hiver dans une demeure abandonnée sur la rive d'un lac, en attendant que la bourse soit vide. Retour à Chicago où Charlotte est brièvement vendeuse, puis Harry trouve un poste de médecin de mine dans l'Utah, et ils quittent brusquement Chicago, laissant derrière eux McCord, journaliste et leur complice de fortune.


VP3 - Le grand forçat dans le maelstrom du Mississippi. Il trouve par hasard la femme sur un arbre. On finit par comprendre qu'elle est enceinte et va bientôt enfanter. Il cherche désespérément une ville, mais les affluents ont vu leur cours inverser. Une barque de hillbilly leur donne un peu de nourriture et les repousse à coups de fusil. Ils trouvent finalement un tertre (un tumulus indien ?) infestés d'animaux désemparés où la femme accouche. Tout cela est désormais raconté en flashback par le grand forçat au gros, après son retour au bagne.


PS4 - Le couple arrive à la mine, où ne restent plus que les ouvriers polonais. Il fait très froid. Le salaire n'a pas été versé depuis des mois, restent le manager Buck et sa femme Bill, enceinte d'un mois. Harry opère sur elle un avortement. Ce couple part par le petit train. Nos héros finissent par avertir les Polonais (Charlotte leur parle par dessins), qui pillent ce qui restent du magasin de mine et s'en vont. Charlotte finit par avouer à Harry qu'elle pense être enceinte. Il ne veut pas qu'elle avorte, sinon de sa main, mais ne s'en sent pas. Ils partent pour la Nouvelle Orléans. Harry va dans un bordel, demander un avortement, et se fait vider. Il achète une pilule d'avortement qui ne marche pas.


VP4 - Le forçat, la femme et le bébé reprennent la barque et tombent sur un bateau de secours qui le nourrit. Lui ne veut pas se séparer de sa barque (car il doit la rendre au gouvernement). Le médecin de bord le dépose. Ils se réfugient dans un bayou, où ils vivent avec un Cajun : le forçat tue des alligators, le Cajun chasse. Un jour, il part après leur avoir fait comprendre qu'ils doivent partir aussi. Un groupe d'homme arrivent et les forcent à quitter la cabane : un barrage va bientôt être dynamité et noyer le bayou. Il obtient de garder le bateau. Après une ellipse, il arrive devant les autorités et dit au shériff "V'là votre bateau, là-bas, et ici v'là la femme. Quant à l'autre con sur son hangar, j'ai jamais pu le trouver".


PS5 - Retour dans la maison du début, où l'on comprend qu'Harry a appelé le docteur après avoir raté son avortement sur Charlotte. Le docteur appelle une ambulance et la police arrête Harry. Il attend dans le couloir de l'hôpital pendant qu'elle est opérée, puis on l'emmène à la prison, d'où il regarde le vent marin dans les palmiers (réminiscence verlainienne). Lors du procès pour exercice illégal de la médecine, il est condamné à la prison. Le mari, Rittenmeyer, se présente à l'audience, ce qui provoque un début d'émeute. Il confie à Harry une fiole de cyanure, que celui-ci répand sur le sol de sa cellule. Il vivra avec ses remords.


VP5 - Scène dans le bureau du directeur de la prison. L'attaché du gouverneur arrive, il fait sortir en douce le suppléant du directeur. On comprend que ce dernier est saqué pour avoir fait inscrire le grand forçat comme mort alors qu'il était évadé, et surtout qu'on le fait parce qu'il a trop de relations politiques. Le forçat est convoqué et on lui signifie que sa peine est rallongée de 10 ans. Il retourne voir le gros et donne quelques bribes supplémentaires de son existence de liberté lorsqu'il remonte sur le Mississippi avant de se livrer.Il trouve que c'est tout de même un peu rude, 10 ans de plus sans voir de femme. Le gros répond "Ha, les femmes". Fin.


C'est un grand Faulkner, assez méconnu, qui ne s'insère pas dans la saga de Yoknapatawpha, mais qui vaut pour lui-même. Structure en 5 actes, comme dans la tragédie antique, pour chacune des deux histoires. Même goût pour le baroque que dans Tandis que j'agonise, avec cette histoire d'une parturiente isolée avec un forçat sur une barque au milieu du déchainement des éléments. Même profondeur insondable de la relation destructrice entre Harry et Charlotte que dans le couple de Sanctuaire. En triturant un peu, il semble bien que les deux histoires se passent la même année, 1927, bien que les Palmiers sauvages courent sur une année, tandis que le Vieux Père doit se dérouler sur un gros mois (à vérifier).


Harry et le forçat ont de nombreux points communs, et sont tous deux dépassés par ce qui se présente devant eux. Le premier est un jeune étudiant naïf qui s'abandonne complétement à l'amour fou et violent d'une femme qui le coupe de toute sécurité offerte par la société. Mal armé pour vivre, il est broyé par son ignorance, puis son refus de la respectabilité, comme si la marque d'une liaison adultère suivait le couple dans tous ses déplacements. Le forçat est d'une profonde ignorance, mais d'une droiture farouche, qui n'a pas conscience d'elle-même et refuse toute aide extérieure.


Faulkner parle de thèmes immémoriaux : la passion qui bouleverse l'ordre social, l'homme face aux éléments, et en définitive au destin que lui réserve la société. C'est dur et beau, les passages sur la crue du Mississippi offrent des visions grandioses vues à travers le regard des fourmis humaines, mais cette force brute et aveugle est bien moins à craindre que celle de la société du Sud. L'ouvrage offre quelques échappées hors de ce Sud, à Chicago et dans une mine de l'Utah, mais le livre est habité par la culture du Delta.


Et c'est ce qui fait de Faulkner un des plus grands : ses histoires, ramenées à leur argument, ont la simplicité des drames antiques, mais son écriture est toujours un cran en avant de ce que le lecteur pourrait prévoir. Même lorsqu'il voit arriver un événement, ce dernier ne peut qu'y assister que comme un spectateur devant l'inéluctable.


Au final, j'ai retrouvé dans ce livre l'impression que Faulkner livre des histoires qui ont la portée des contes bibliques, avec la sensualité foisonnante, simple et concrète de l'épopée virgilienne. Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas replongé dans une de mes auteurs préférés : à nouveau, je sors émerveillé par l'art d'un grand maître.

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le 17 janv. 2016

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