Les trois grandes nouvelles réunies sous le titre Récits de Sébastopol ont été écrites sur le vif, démontrant l’acuité de Tolstoï, sa faculté à saisir une ambiance, une atmosphère, à sonder les psychologies de ses personnages et à comprendre les enjeux philosophiques et politiques d’une situation.
En 1855, Tolstoï a 27 ans et a déjà connu le succès littéraire avec ses premiers récits autobiographiques, Enfance Adolescence Jeunesse. Et le voilà dans l’armée russe, en pleine guerre de Crimée, qui oppose la Russie à une coalition formée de Français, d’Anglais et de Turcs. Cette expérience le marque profondément, et on retrouve dans ces Récits de Sébastopol ce sentiment d’une urgence à écrire, à décrire une situation.
Ainsi, dans la première nouvelle, la plus courte, l’auteur s’adresse directement au lecteur et nous promène dans les rues d’une Sébastopol dont il montre aussi bien les aspects vivants que les dangers imminents. La beauté et la mort sont présents en même temps, non pas en alternance mais mêlés systématiquement, indissociables. On a là un projet essentiel de l’auteur des Récits, et correspondant à l’expérience qu’il avait vécue là-bas, à la fois traumatisante et exaltante.
La Vie et la Mort. On sait tous que tel était le titre originel prévu par Tolstoï pour Guerre et Paix. Ce titre pourrait parfaitement correspondre à ces Récits de Sébastopol, tant l’auteur mêle les deux aspects. La mort est omniprésente, mais l’homme, dans son incroyable capacité d’adaptation, parvient à maintenir la vie urbaine au milieu de l’horreur. Ce premier récit nous promène dans une ville cosmopolite et pleine de vie et nous entraîne, petit à petit, dans les profondeurs de l’horreur, mais sans jamais se départir d’une grande beauté littéraire.


Les trois textes tournent autour de quelques thèmes forts, qui se prolongeront dans d’autres œuvres de Tolstoï par la suite, jusque Guerre et paix ou Résurrection.
On y trouve, par exemple, une profonde analyse de l’esprit humain face au danger. La prise de conscience de la mort inévitable, les stratégies psychologiques mises en place pour échapper à cette idée de danger permanent (ce que l’on pourrait rapprocher du « divertissement » pascalien). Incontestablement, Tolstoï s’inspire de ce qu’il a vu et vécu là-bas, aussi bien sur le terrain qu’à l’arrière, dans cette ville assiégée où les officiers passent leur temps à jouer aux cartes et à tenter de mener une vie sociale « comme si de rien n’était ».
Le chapitre consacré, par exemple, à la mort de Praskoukhine permet à l’écrivain de développer un thème qui se retrouvera aussi bien dans Guerre et Paix que dans la géniale nouvelle La Mort d’Ivan Ilitch : la prise de conscience de sa propre mort, les pensées des ultimes secondes de vie, lorsque l’on sait la mort inévitable.
L’auteur insiste largement sur la psychologie de ses personnages, en la mettant en scène sur trois niveaux : ce qu’ils pensent, ce qu’ils disent et ce qu’ils font. Il va derrière les contradictions apparentes pour en chercher les motivations les plus cachées, ce tiraillement (qu’il avoue avoir ressenti lui-même) entre la peur terrifiée de la mort et la recherche de la gloire qu’il peut tirer de cette situation.
Qu’on ne s’y trompe pas : les Récits de Sébastopol ne sont pas un livre sur cette guerre en particulier. Ils ne constituent pas une œuvre historique, une narration qui nous apprendrait comment s’est déroulé le siège de la ville. Il s’agit d’une plongée au cœur même du conflit, une vision totalement humaine et humaniste correspondant au ressenti de Tolstoï. L’auteur, de son propre aveu, dit s’être largement inspiré du fameux épisode de la Chartreuse de Parme où l’on voit Fabrice del Dongo à Waterloo. Et, de fait, les personnages, le narrateur et même les lecteurs sont tous des Fabrice del Dongo, plongés au sein d’un conflit dont ils ne comprennent jamais les enjeux et dont ils ne voient que les dangers permanents.


Autre thème important dans l’œuvre de Tolstoï, celui du rapport entre les classes sociales. Certes, ici, le jeune écrivain ne se donne pas encore la posture du vieux sage politique qui critiquera ouvertement l’organisation sociale russe. Il est ici observateur, mais ce qu’il décrit en dit long sur les différences de classe, qui se retrouvent aussi bien dans l’attitude des personnages, dans leurs rapports sociaux que dans leur langage, depuis le français utilisé par l’aristocratie jusqu’aux fautes de russe des paysans.
Par ce sens incroyable de l’observation, Tolstoï met en évidence les hypocrisies sociales, sans pour autant condamner les personnages. Après tout, dans une telle situation, qui resterait de marbre, qui garderait sa moralité intacte ? Il montre aussi comment les relations sociales constituent une motivation importante pour des officiers qui veulent profiter de ce conflit pour se faire remarquer par les hauts gradés. Le grade militaire dépendant du rang nobiliaire, l’armée, et surtout le monde des officiers, constitue une reproduction fidèle de la société russe impériale dans son ensemble.
La guerre se fait alors révélatrice de l’orgueil et de la vanité des hommes. Mais jamais Tolstoï ne juge ses personnages.


Certes, ces Récits de Sébastopol ne constituent pas le haut du panier de l’œuvre tolstoïenne. L’auteur se fait parfois trop démonstratif, trop insistant. Mais c’est bien écrit, c’est un récit de guerre d’une grande originalité (ce fut, du côté russe, le premier récit dénué de nationalisme et de propagande au sujet de cette guerre) et surtout profondément humain. Il constitue une belle introduction l’œuvre de Tolstoï.

SanFelice
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le 20 nov. 2018

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