Ayé, j'ai enfin lu Les Seigneurs de la guerre. Malgré les mises en garde de Dieu lui-même, qui semblait « craindre » (si tant est que Dieu puisse « craindre » quoi que ce soit, disons simplement que je n'ai pas trouvé de meilleur terme) que je ne trouve ce roman, un classique de la SF française, par trop « vanvogtien ».

Il est vrai – et les plus fidèles d'entre vous sont probablement au courant – que je n'aime guère Van Vogt, pour rester poli. Cela dit, je reconnais volontiers que l'ignoble auteur du redoutable « cycle du Ā » et de l'infect diptyque des « Marchands d'armes » (pour m'en tenir au pire de ce que j'ai pu en lire) a exercé une influence certaine sur des auteurs nettement plus fréquentables, qui, même dans leurs moments les plus « vanvogtiens », ont pu produire des œuvres tout à fait lisibles, et plus si affinités : par exemple – et là encore les plus fidèles d'entre vous ont pu s'en apercevoir –, j'adule Philip K. Dick, lequel n'a jamais caché l'influence du terrible AEVV sur son œuvre (notamment de jeunesse), et son premier roman de SF, Loterie solaire, pour être effectivement assez « vanvogtien », n'en reste pas moins très lisible aujourd'hui.

De Gérard Klein en tant qu'auteur de fictions, je n'avais jusqu'à présent eu l'occasion de lire que des nouvelles, au travers de deux recueils, le moyen Mémoire vive, mémoire morte comprenant des textes écrits entre les années 1950 et l'aube du XXIe siècle, et le bien plus intéressant à mon sens La Loi du Talion, tout juste postérieur à ces Seigneurs de la guerre, ce qui tombait plutôt bien. Le roman ayant en outre le bon goût d'être court et étant auréolé d'une réputation plus que flatteuse, je n'avais pas grand chose à perdre. Alors, hop, et amen.

Pas facile de résumer la bête, et, d'ailleurs, je ne m'y risquerai pas. Contentons-nous du point de départ. Dans un lointain futur, Georges Corson est un militaire au service des Puissances Solaires, en guerre contre Uria. Il est chargé d'une mission secrète, destinée à assurer la victoire de son camp : convoyer un Monstre intrigant et pleureur (pour vous faire une idée de la dégaine de l'improbable bestiole, voyez la couverture sympathiquement pulp de Manchu) au cœur du camp ennemi, afin d'y foutre un sacré bordel. Car le Monstre a une faculté remarquable : il sait manipuler le temps. Et celui-ci recèle en son sein 18 000 de ses semblables à naître.

Problème : un accident se produit au cours de la mission. Et Corson se retrouve, avec le Monstre, plusieurs millénaires dans le futur, alors que sa guerre s'est achevée depuis longtemps et qu'humains et Uriens vivent en bonne intelligence (en apparence tout du moins). C'est déjà ennuyeux... mais ce n'est que le début des ennuis pour Corson, qui se retrouve dès lors embarqué dans une effroyable odyssée temporelle, le faisant quasiment changer d'époque à chaque chapitre ou presque : Corson est un pion aux mains des êtres quasi divins d'Aergistal, le lieu de toutes les guerres, et il se voit chargé d'une complexe mission qui le dépasse largement, et qui l'amènera à parcourir bien des époques incompréhensibles. Pour effacer la guerre, comprendre la guerre, sauver la guerre.

Les Seigneurs de la guerre est donc un roman sur le voyage dans le temps, paradoxes inclus (se pose essentiellement le problème de la communication des informations). Autant dire version qui fait mal au crâne, et soulève bien des problèmes logiques. Voilà pourquoi ce roman est si difficile à résumer : sa trame est d'une complexité et d'une densité impressionnantes. Autant dire que, sous ses dehors de divertissement de SF « old school », Les Seigneurs de la guerre est un roman nécessitant une concentration de tous les instants sous peine de décrochage irrémédiable. D'un chapitre à l'autre, on passe en apparence à tout autre chose, et le risque est grand de se perdre (ainsi que Corson ?) dans les méandres du temps. Le rythme soutenu et l'action omniprésente n'arrangeant rien à l'affaire.

Sans doute est-ce là un des aspects « vanvogtiens » des Seigneurs de la guerre. Mais avec une différence essentielle : pour peu que l'on s'accroche, Les Seigneurs de la guerre, sans être obnubilé par la « vraisemblance », reste cohérent dans son ensemble, et l'on peut s'y retrouver. Je n'ai donc pas souffert ici des pénibles ruptures et enchaînements du coq à l'âne des romans de Van Vogt, trahissant maladroitement leur caractère de fix-up pour bon nombre d'entre eux, et générateurs d'un ennui insurmontable. Les Seigneurs de la guerre est un divertissement exigeant, mais qui, pour peu que l'on fournisse en effort, reste palpitant de bout en bout.

Au-delà, on pourra cependant regretter un autre aspect « vanvogtien » – mais qui dépasse largement ce seul auteur... à vrai dire, j'ai surtout pensé ici à Jack Vance –, à savoir le caractère à la fois « super-héroïque » voire surhumain de Georges Corson, et par ailleurs sa triste fadeur. Sous cet angle, il vaut bien un Gosseyn (et peut-être plus encore un Adam Reith), et les autres personnages ne sont pas plus intéressants...

Autre regret du même genre, qui m'a davantage surpris (mais cela ne fait que témoigner de ma méconnaissance de l'œuvre du Divin Gérard Klein, j'imagine) : le style est franchement médiocre dans l'ensemble, et on ne retrouvera en rien dans ce roman l'attention apportée à l'écriture, parfois à la limite de l'expérimentation, qui caractérisait à mon sens les plus belles réussites de La Loi du Talion, surtout, et dans une moindre mesure de Mémoire vive, mémoire morte. Cela reste lisible – incomparablement plus que le tâcheron que vous savez –, mais le style ne participe clairement pas de l'intérêt du roman ; d'autant qu'il a à l'occasion pris un petit coup de vieux...

Mais le bilan reste néanmoins très positif : Gérard Klein use intelligemment du thème par ailleurs si casse-gueule du voyage dans le temps, pour construire un roman d'une densité et d'une complexité rares, et d'une grande richesse thématique, qui peut-être lu à la fois au premier degré comme un bon divertissement « à l'ancienne », et en même temps comme une réflexion intéressante sur, entre autres, le temps, la guerre, et le devenir lointain de l'humanité, avec une touche d'utopie. On relèvera par ailleurs quelques très bonnes idées durablement marquantes : le Monstre est une fort belle créature extraterrestre, originale, complexe et abondamment détaillée ; quant à Aergistal, c'est un cadre saisissant, propice aux scènes épiques et en même temps constitutif d'une parabole plus subtile qu'il n'y paraît.

Les Seigneurs de la guerre, sans être un chef-d'œuvre, mérite donc bien dans l'ensemble ses lauriers. Ce roman très « américain », dont j'ai l'impression qu'il tranche assez sur la production française de l'époque, reste tout à fait intéressant aujourd'hui, son « classicisme » lui conférant d'ailleurs un charme particulier. Et, pour être « vanvogtien » par plusieurs aspects, il n'en est pas moins bon. Ouf. Ite, missa est.
Nébal
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le 27 oct. 2010

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