Comment quitte-t-on un pays qu'on aime ?...

Une famille. Le père, la mère, ils n’ont pas de nom. On les voit et les entend à travers « il », « elle », le personnage principal est nommé avec de la même façon. C’est leur garçon de treize ans, il a une toute jeune sœur, atteinte d’une malformation à la hanche que l’on soigne à l’hôpital. Cette famille vit en banlieue parisienne, dans le même immeuble que Maria Silva et son fils Pepito, ami du personnage central. Tous deux discutent, se font quelques confidences, s’interrogent. L’un est originaire du Portugal, l’autre a ses origines en Orient, dans un pays que l’on devine hostile aux siens. Probablement l’Egypte que ses parents ont dû quitter précipitamment, en 1954, sans doute lors de l’arrivée au pouvoir du Président-lieutenant-colonel Gamal Abdel Nasser, cette terre lointaine, dans laquelle ils ont toujours vécu et prospéré, fréquentant la haute société. Leur fils est né en France, peu après leur arrivée.
Comme pour répondre à la question de Pepito : « De quelle patrie sont-ils vraiment les patriotes ? », chacun s'est alors construit sa propre patrie imaginaire : le père, un Israël symbolique, la mère, un Hollywood des années 1940 et le fils une France héroïque dont l’idole est le Général De Gaulle.


En 1967, pour fêter l’arrivée de la petite sœur, le père décide d’acheter un poste de télévision, cinquième personnage de la famille devant lequel elle se retrouve réunie pour regarder les informations. Cette même année éclate la guerre des six jours entre Israël et l’Égypte, désapprouvée par le Général. Le père participe à la grande manifestation du 31 mai sur les Champs-Élysées, où les Juifs de France se sentent solidaires du destin d'Israël. Il y emmène son fils qui constate que « le dictionnaire ne précise pas […] si on peut vivre dans un pays et brandir le drapeau d’un autre pays. » Lui qui, en étant toujours le meilleur au collège, veut réussir son intégration est bouleversé lorsque le Général stigmatise Israël à la télévision :
- « Voilà, pour nous, c’est fini la France ! lâche son père.
- Ne dis pas de bêtises, dit sa mère.
- Comment quitter un pays qu’on aime tant mais où on vous hait tant ? demande-t-il. […] Sans se troubler, il reprend : quand est-ce qu’on sait qu’on doit partir ? Vous savez, vous, puisque vous l’avez déjà fait.
»
L’enfant comprend soudain qu’il est possible parfois de devoir quitter sa terre. Il pose des questions à ce sujet. Elles restent sans réponses. Alors quand il rejoint Pepito dans sa chambre, il écoute les confidences que sa mère échange avec Maria qui lui confectionne ses robes de stars hollywoodiennes des années 40. Et, à travers la cloison il essaie de reconstituer cet avant, et il le confie à son arbre : « Plusieurs fois Pepito l’a surpris. Plusieurs fois il a cessé de parler en le voyant s’agenouiller près de lui. A qui tu parles ? A l’arbre. Et qu’est-ce que tu lui dis ? Rien. Son père n’a qu’à lui raconter ce qu’il veut, adopter même ce petit Portugais à qui personne ne demandera jamais pourquoi il brandit un autre drapeau. Sa mère peut bien lui caresser ses cheveux soyeux autant qu’elle le désire, il préfère ne pas voir se déverser de flot de paroles et de gestes que lui n’obtient jamais ; s’en tenir à leurs bribes, à leurs récits tronqués, qu’il manipule loin d’eux comme des jouets énigmatiques, les pièces d’un puzzle rétif, au pied de l’arbre ou là, devant sa sœur endormie. » Enfin il entend sa mère décrire l’horreur de l’expulsion : « Je sais que vous pouvez comprendre, Maria, c’est pour ça que je vous le raconte, bien que sur votre passeport, vous n’ayez jamais lu la mention « No return », en lettres noires, serrées comme une barrette de bestioles qui, lorsque vous approchez les yeux, grouillent sur votre plaie vive, infectée. »
Il demande ce qu’on emporte dans ses valises, comment fait-on le tri, ce qu’on laisse derrière soi… et ce grand-père, qui vient de mourir, là-bas, et qu’il n’a jamais connu autrement qu’en photo ? Il demande à sa mère comment elle a fait pour emporter cette photo ? Elle lui explique : « Un jour je suis allée dans la chambre de mes parents et j’ai volé le cadre qui était posé sur la table de chevet de ma mère. Quel jour ? Le dernier. […] Elle aurait pu aussi les leur demander sans les voler mais elle n’en avait pas la force car c’eût été admettre devant eux que c’était sans espoir. Que la seule chance de les revoir, c’était par et seulement sur les photos. »


Un mot sur la mère, personnage qui m’a été particulièrement antipathique pendant une bonne moitié de l’ouvrage. Antipathique à la limite du supportable, vivant pour et par le cinéma hollywoodien des années 40 dont elle nous rebat les oreilles à chaque instant lui conférant une superficialité quasiment intolérable, frisant la niaiserie. Jusqu’au moment où elle confiera un secret à sa couturière-confidente qui lui redonnera une véritable dimension humaine, la transformant radicalement dans l’esprit du lecteur (mais également dans le texte).


Pour tout dire, j’ai mis du temps à me laisser apprivoiser par ce livre. D’abord désorienté pas le manque de nom ou de repère entre les personnages (c’est qui « il » ?), puis par les éléments clé fournis au compte-gouttes, donnant un sentiment de stagnation. Mais peu à peu tout se met en place et l’empathie survient (j'ai moi-même un petit-fils de quatorze ans), on commence même par être amusé par les références hollywoodiennes de la mère et être compatissant quand Maria ne pourra plus lui confectionner ses chères robes. Le fils, lui, a toujours été sympathique quant à la petite sœur, comment fait-elle pour être aussi mignonne avec tout ce qu’elle endure ? Dès la dernière page tournée un grand manque apparaît.


Le 06/01/2018 Nathalie AZOULAI confiait sur France Culture : « J’avais envie de construire cette histoire à partir d’une forme d’immobilité, d’un rassemblement devant cet écran de télévision qui dans les années 60 est encore un objet un peu exceptionnel, et je voulais donc commencer cette histoire familiale de manière aussi enfermée que possible. C’est une façon pour moi d’installer une scène et un huit clos. J’ai voulu construire un Orient assez flou, flouté on pourrait même dire, pour que ça reste une forme de pôle plutôt qu’un pays. »


Nathalie Azoulai grandit au sein d’une famille nombreuse originaire d'Égypte et exilée à Nanterre, en région parisienne. Elle obtient l'agrégation de lettres modernes. Elle enseigne quelque temps puis se tourne vers l’édition. Tout en étant éditrice, en 2002, elle publie son premier texte, "Mère agitée", aux éditions du Seuil.
En 2004, elle publie "C’est l’histoire d’une femme qui a un frère". Elle quitte ensuite Paris et part vivre plusieurs années en Espagne où elle écrit "Les Manifestations".
Elle revient vivre en France en 2006 et publie en 2009, "Une ardeur insensée".
En 2010, elle publie la suite de "Mère agitée", intitulée "Les Filles ont grandi".
En 2015, elle publie "Titus n'aimait pas Bérénice" aux éditions P.O.L. Ce roman, qui a reçu un accueil très favorable, lui a valu d’être finaliste pour les prix Goncourt, Goncourt des lycéens, Femina et d’obtenir le "Goncourt/le choix de l'Orient" et le prix Médicis.

Philou33
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le 3 févr. 2018

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Philou33

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