Les Yeux dans les Arbres c’est l’histoire des 4 filles et de l’épouse d’un pasteur baptiste américain. Suivant le père plutôt de force que de gré, elles s’expatrient au fond de la jungle congolaise pour une année de mission d’évangélisation.
Sauf qu’on est en juillet 1959 et 6 mois plus tard, les Congolais déclarent leur indépendance après 52 ans du règne violent des colons belges.


Le livre aborde un thème qui me travaille beaucoup ces derniers temps : celui de la nullité et de la dangerosité des pères en tant que classe sociale.

Dans Les yeux dans les arbres, l’autorité du père sur les femmes de sa famille est absolue.
Le Congo et l’Histoire forcent les filles et l’épouse à progressivement changer leur point de vue sur lui et contester cette autorité.
Elles évoluent et grandissent, tandis que le père se retranche d’avantage derrière ses convictions. Jamais il ne se remettra en cause, peu importe à quel point ses décisions vont à l’encontre de la survie élémentaire et du bon sens.


Et pourtant, malgré ses défaillances évidentes en tant que parent, époux et être humain, c’est seulement lorsqu’un événement tragique se produit que les femmes franchissent enfin le pas pour se libérer de lui.
Le livre aborde frontalement la question de l’emprise masculine et la responsabilité de l’épouse en tant qu’adulte et mère.
Les Yeux dans les arbres m’évoque l’hypothèse développée dans le livre Loving to Survive selon laquelle « la psychologie actuelle des femmes est celle de personnes en état de captivité, c’est-à-dire dans des conditions de terreur causées par les violences masculines contre elles » et « les comportements des femmes en réponse à ceux des hommes et à leurs violences ressemblent aux réactions d’otages face à leurs ravisseurs».
Orleanna coche d’ailleurs toutes les cases conditions précurseures du développement du syndrome de Stockholm : menace perçue pour la survie, perception d’une incapacité à s’échapper, isolement et perception d’une gentillesse.
La mère peut-elle être responsable de la violence et de la cruauté qu’elle-même et ses filles subissent alors qu’elle a été conditionnée pour endosser ce rôle et qu’elle y voit sa sa seule manière de survivre ?


Barbara Kingsolver n’y répond pas frontalement et nous plonge plutôt dans le point de vue interne de chacune des 4 filles et d’Orleanna.
La complexité de l’intimité familiale y est brillamment esquissée. Mépris, complicité, culpabilité, confiance, envie, nourrissent les dynamiques qui lient les filles entre elles, et la mère à chacune.
Si l’aînée ne voit que la violence et la pauvreté du Congo, les cadettes sont aussi capables d’en apprécier la beauté, et se laissent envahir par cette vie qui bouleverse leur manière d’être au monde.
La mère y comprendra enfin que la survie de ses filles repose sur ses épaules, que son époux est un danger et non pas un allié.


Les Yeux dans les arbres aborde aussi de manière détournée les thèmes anticolonialistes voire anticivilisationnels.
Le Congo est découvert à travers les yeux d’Américaines déclassées, esseulées et bientôt, affamées. Le racisme paternaliste dont elles sont imbibées à leur arrivée et qui a amené leur père jusqu’ici pour sa mission d’évangélisation s’érode rapidement sur le réel, et surtout sur la matérialité du quotidien.
Leçon d’humilité pour l’une, blessure narcissique pour l’autre incarnent les comportements opposés des Blancs vivant en Afrique lors de la période des indépendances.
La nature, perçue d’abord comme une ennemie devient progressivement une entité à part entière qu’il faut considérer, avec laquelle il faut apprendre à composer.


Les Yeux dans les arbres plaide pour la complexité, surtout celle de grandir et de changer.
C’est aussi un récit sur le chagrin et le deuil, mais qui ne s’apitoient pas. Il révèlent.
La violence de l’expérience fondatrice va déterminer leurs choix de vie au plus près de leur identité. En conséquence, elles s’éloignent les unes des autres. Et c’est seulement après avoir vécu leur vie telles qu’elles l’entendaient que se dessine la possibilité d’une relation à l’âge adulte.


Les Yeux dans les arbres m’a pris par surprise : j’ai eu beaucoup de mal à rentrer dedans jusqu’à ce qu’imperceptiblement je me retrouve complètement immergée. L’humanité des personnages est telle que traverser ce livre à leur côté est presque douloureux.
Il m’a profondément émue et je ne m’en suis même pas rendue compte avant de le refermer.

GwlaDys1
8
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le 5 janv. 2021

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