A vrai dire, je ne m’attendais pas du tout à découvrir une histoire aussi terrible : est-ce le mot « conte » qui me laissait imaginer tout autre chose ? Ma surprise n’en a été que plus forte lorsque j’ai découvert un narrateur détruit, vide, un homme incapable de devenir un adulte, ne sachant ni aimer ni être aimé. « Je suis sans fondations. Ils m’ont bâti sur du néant. Je suis un locataire du vide, insondable et sans nom, qui m’empêche de mettre le mien. »
Quel événement est à l’origine de cette impossibilité d’être ?
Alors qu’il était enfant, le narrateur partait en vacances dans un « home », espèce de colonie de vacances sur laquelle régnait en maître une femme-tyran qui terrorisait tous les gamins en imposant des lois absurdes : ne pas courir, ne pas sauter, ne pas se cacher, ne pas parler, ne pas crier, ne pas se salir, ne pas tomber malade, ne pas être en sueur… Evidemment, ce n’est pas tout à fait comme cela qu’un enfant imagine ses vacances mais il vaut mieux se taire que d’être frappé.
Cependant, le pire n’était pas la femme mais l’homme, le mari de la Thénardier : lui ne frappait pas, il caressait, longtemps, trop longtemps…
Mais, comment peut-on se plaindre d’une caresse ? Il était si gentil, ce directeur, il écoutait les enfants, les réconfortait. Lui, au moins, on pouvait le tutoyer. Alors, les enfants abusés se taisaient pour ne pas lui faire de la peine.
Si dans les contes, les méchants sont les méchants, la réalité s’amuse à brouiller les pistes… Derrière le berger, se cache peut-être le loup…
Alors, quand la main de la mère lâche celle de l’enfant au moment de monter dans le train, c’est la panique : « Ce sont nos parents qui nous conduisaient au train. A qui se plaindre quand c’est la police qui vous livre ? » Les parents n’y voient que du feu : la brochure vantant les mérites du « home » présentait les enfants attablés devant jus d’orange, croissants et pots de confiture. Et puis, « c’était cher, donc ça soulageait la conscience de nos parents qui se débarrassaient d’autant plus aisément de nous. »
Malgré quelques tentatives d’opposition, l’argument parental tombe comme un couperet : « « Tu comprends, y a rien à faire. » C’était vraiment ça la force de ce lieu : nos parents n’avaient rien à faire. Ils étaient comblés. Quant à nous, dès lors que nos parents n’avaient rien à faire, nous n’avions rien à dire. »
Mais à soixante-cinq ans, le narrateur, seul face au puzzle de sa vie, constate qu’il lui manque une pièce. Et pourtant, apparemment, il a, comme on dit, « réussi sa vie ». Apparemment seulement, car à l’intérieur, tout est creux, tout est vide. « Je suis un post-it qui ne colle plus. » Pas d’identité réelle, une vie qui consiste à faire semblant, à imiter, à s’agiter. « Je me suis inventé mille vies car je n’en vis aucune. » Il est un homme « éparpillé » comme le suggère le dessin de la couverture où l’on voit une tête qui semble s’effriter en une multitude de points. Son unité est perdue. Il est « défait » au sens militaire du terme, vaincu, écrasé. L’enfant abusé est en morceaux, en pièces. Adulte, il restera comme émietté en dedans.
Seule l’écriture peut encore l’aider : « Et c’est ainsi qu’en calligraphiant la laideur, j’ai tracé des lignes de vie que je ne connaissais pas. » Minces lignes de fuite pour quelqu’un qui a besoin de dire son passé, de nommer ce qui l’a détruit.
Un texte très fort, écrit avec beaucoup de pudeur et de retenue : en effet, tout est suggéré, murmuré, parfois même comme dissimulé derrière des jeux de mots qui sont autant de feux de détresse tirés à l’horizon d’une vie gâchée par des gestes déplacés, des parents aveuglés et égoïstes, un entourage absent.
Un sujet sensible traité avec beaucoup de délicatesse…


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le 2 nov. 2016

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