Je m’étais lancé un défi.
Grande lectrice de littérature ancienne (l’ancien s’arrêtant aux années 1900), je traîne les pieds quand il s’agit de lire du contemporain. J’aime les époques mortes, les auteurs morts, tout ce que je ne vois pas en ouvrant les journaux ou en regardant la télé. Le passé, le futur, le fantaisiste, l’inédit, mais je ne m’intéresse pas, ou si peu, aux histoires modernes. Par conséquent, j’élimine beaucoup d’auteurs contemporains pour n’acheter principalement que de la littérature début XIXème, plutôt anglo-saxonne, ce qui réduit, évidemment, le champ de mes découvertes. Dans tous les cas, j’évite les romans tout juste sortis.
Le défi consistait donc à acheter, un peu à l’aveugle et une fois par mois, un roman récent.

Les Cordelettes de Browser est le premier livre que j’achète dans le cadre de ce défi personnel. Je ne connaissais pas Tristan Garcia, mais son roman avait été évoqué dans l’une des émissions que j’écoute régulièrement, et il était classé en bonne place dans le rayon SF. Je ne risquais pas grand-chose -à part l’interdit bancaire-, et j’étais presque fière, en passant à la caisse, avec ce livre neuf, large et cher, comme ceux que j’achète à Noël à ma grand-mère.

Je m’étais promis, en commençant ce site, de ne faire de critiques que positives, ou plus neutres, mais certainement pas de descendre un livre -surtout quand son auteur est encore vivant. Partant de là, je vais résumer rapidement les raisons pour lesquelles je n’ai pas aimé ce livre, tout en restant fidèle à ma fameuse empathie, sans enfoncer le clou ni user d’adjectifs péjoratifs ou condescendants. Bref, je vais tenter une critique argumentée, sans laisser la déception l’emporter sur la politesse. Allons-y.

Pour commencer, il faut entendre ce résumé, de quelques minutes, que Tristan Garcia fait de son livre :

https://www.youtube.com/watch?v=ftZFVxorbGw

J’ai écouté cette présentation après la lecture du livre, pour essayer de comprendre.

Comment, avec une telle introduction, une telle vision de son roman, Tristan Garcia a-t-il réussi à m’ennuyer ? Dans cette interview, il me donnerait presque envie d’acheter un livre qui n’existe pas.
Car voilà, je n’ai rien trouvé de ce que l’on me promettait.

L’ennui. C’est l’argument principal, le plus fort et le plus terrible, que j’invoquerais en premier pour justifier ma déception. J’ai fait confiance à un résumé plus qu’attrayant, aux nombreuses critiques positives, j’ai même fait confiance à ce jeune auteur, dont le seul âge lui permettait déjà de s’attirer mes faveurs. On me promettait de la SF philosophique, et j’imaginais, naïvement, pénétrer un nouveau monde à la Barjavel avec sa Nuit des Temps. De la SF philosophique à la française, pour moi c’était ça, et j’ai ouvert ce beau livre, dans sa belle édition, avec un sourire béat.
Mon enthousiasme a commencé à décliner aux alentours de la 32ème page. Cette extrême précision vient de ce qu’on se rappelle toujours du moment où l’on a l’impression de gâcher son temps. A partir de là, j’ai eu des sursauts d’intérêt, je me réveillais sur une phrase ou un rebondissement qui secouait un nouvel espoir, puis je retombais dans une somnolence nouvelle. J’ai même frôlé le coma.

D’abord, l’univers n’est pas installé. Ou de manière si floue, presque onirique, qu’on ne peut se raccrocher aux éléments essentiels (la Console individuelle, le Placard, les Mécaniques, Browser et sa brèche dans l’Univers qui fige le temps …). Sans les éléments de base, on se perd dans les histoires croisées. A quoi correspond tel objet ? Quelle est la véritable installation du Monde depuis le début de l’Eternité ? Pourquoi les humains sont-ils, a priori, presque tous solitaires et isolés dans de grandes villas ? Comment se peut-il que, même s’ils sont bloqués dans l’Eternité, les hommes aient oublié comment se reproduire ? Comment se nettoient les immenses maisons dont il est question au début, puisque les personnages semblent, pour certains, pouvoir à peine se déplacer ? On nous parle de personnages vivants depuis 10 000 ans, puis de résistants ayant enterré leurs Consoles (qui leur permet donc d’entretenir leurs corps), vieillissant donc, mais ne dépassant pas la trentaine ?

Autant de questions, plus ou moins importantes, dont les réponses sont sans doute données, mais de façon trop survolée. Je note des incohérences possibles, conséquences d’une trop grande légèreté dans l’évocation de l’univers. Or, dans un roman de SF, il me paraît fondamental de donner quelques bases au lecteur, afin qu’il puisse évoluer librement dans un monde qu’il ne connaît pas, et auquel il ne demande qu’à adhérer.

Ensuite, les nouvelles, qui se rejoignent toutes à un moment donné, sont inégales; certaines offrent une introduction, d’autres une explication, dans des longueurs variables. Ainsi, la première nouvelle fait quelques pages, tandis que le roman se termine sur une mini-épopée regroupant plusieurs personnages sur un temps plus long. J’ignore encore si c’est pour cette raison que mon intérêt pour ces personnages s’est trouvé piétiné. On ne sait plus où aller, où regarder, ni si ces petits récits d’introduction ne sont qu’un prétexte à une aventure finale entre batailles de résistants et histoires d’amour presque gênantes, dans une naïveté et un moralisme souvent lassants. J’ai l’impression de nouvelles écrites à différents moments, pour différents lecteurs, pour différentes histoires, et réunies ici dans un puzzle improbable, trop large pour trop peu de pièces.

Parmi les passages qui ont suscité un regain d’espoir, Le Puits d’Anita, la troisième nouvelle, promettait une entrée plus franche dans l’univers de Browser. Des personnages plus présents, mieux dessinés, et une histoire suffisamment longue pour promettre des croisements plus nets avec les autres nouvelles. Effectivement, on retrouve Anita plus loin dans le livre, dans une histoire qui n’est plus la sienne, et c’est peut-être le personnage dont je garde le souvenir le plus intéressant. Pour les autres, ils sont survolés, rapidement bricolés, écrasant par là toute possibilité d’empathie.

Le style d’écriture est plus délicat à discuter. C’est fluide. Ca ne m’a pas touchée. Je suis très attachée aux dialogues, et j’imagine toujours le personnage derrière la voix; si la phrase est ridicule, je sors immédiatement du livre. Exemple :

"Est-ce qu’il n’est pas temps de faire quelque chose ? Nous ne pouvons pas résister les bras croisés."
Quelques-uns émirent un grognement de réprobation.
"Où habitent-ils ?
- Dans le désert, l’endroit s’appelle le Casque. Le P … Père a fondé la résistance là-bas.
Anita se leva. "Alors, allons ensemble au Casque et rendons visite à Raûl. Demandons-lui combien de temps encore …
- Pas qu… question", l’interrompit sèchement Eliedo, presque paniqué. "Nous avons juré de dé… défendre la forêt et de rester en poste quoi qu’il arrive, jusqu’à ce que le t…temps soit venu. Je ne peux pas bouger d’ici." Il écarta les bras, désigna Penelope et les autres. "Ils ne peuvent pas bouger."
Alors Anita sourit, et son visage s’illumina à la lumière des dernières étincelles.
"Mais moi ?"

Voilà où se situe mon problème. Je vois les choses.
"Il écarta les bras, désigna Penelope et les autres."
J’ai la vision de cet homme qui étend cérémonieusement les bras, dans un geste caricatural de mauvais acteur, et, si je suis dans un récit qui ne me passionne pas plus que ça, cette vision fusille ce qu’il me reste d’intérêt. Je suis peut-être trop exigeante.

Au final, je suis restée bloquée aux frontières de ce monde dont on avait oublié de m’expliquer la matière, et dont les personnages, froids et distants, erraient dans un ennui qui ressemblait au mien. J’ai forcé mon imagination, relu deux fois les deux premières nouvelles, qui permettaient peut-être d’engager la réflexion sur cet univers et ces gens figés dans le temps, mais rien ne m’a émue, rien ne m’a touchée, la lecture a été laborieuse, ponctuée de longs soupirs, et je me suis clairement forcée à finir le livre, comme je me force parfois à rester au cinéma jusqu’au générique.
Parfois, les derniers paragraphes d’un livre donnent un éclat nouveau au reste. Ici, on sent bien que la boucle est bouclée, la fin est presque émouvante.
Mais rien.
Il ne me reste rien de cette lecture, seulement l’impression désagréable d’une idée et d’un talent de conteur non exploités, d’une écriture peut-être poussée par l’urgence, qui bégaie et ne s’affirme jamais, définitivement inégale, et donc frustrante.
Je ne me risquerai pas à relire Les Cordelettes de Browser. Par curiosité, j’ouvrirai peut-être un autre roman de Tristan Garcia. Quand je l’écoute parler de son livre, je me dis que l’idée est belle, que l’idée est grande. Et je me demande si elle ne s’est pas échappée, dans ce Placard dont il parle et qui s’ouvre sur le néant.

Un livre qui ne me fait rien, ça ne rend pas nerveuse, ça ne me rend pas agressive. Ca me rend triste.
Sarah_Beaulieu
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le 15 janv. 2014

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