Sous ces deux termes en apparence antinomiques se cache une réalité sociale et économique. La précarité de l’intellectuel est le résultat d’une politique orientée vers la rentabilité à tout prix, au profit de l’actionnariat et au détriment de la dimension humaine et sociale de l’entreprise (sauf lorsqu’il s’agit d’une jeune structure ou d’une association, elle-même précaire, qui induit celle de ses intellos). À défaut d’avoir fait une analyse sociologique en bonne et due forme, Anne et Marine Rambach ont sorti du placard l’une des conséquences du régime capitaliste que nous absorbons chaque jour à petite dose : l’externalisation des compétences. Au même titre que la délocalisation, la baisse de la qualité au mépris de la sécurité et de la santé du travailleur et du consommateur, la recherche impérative de la croissance économique (par l’obsolescence programmée ou l’injection de dépendance), la précarité est une réponse économique pour être rentable et conquérir toujours plus de place sur les « marchés » ultra-concurrentiels.

Ceux qui investissent sur les biens, les services et les êtres humains pour bâtir leur fortune l’appellent flexibilité et mobilité. Pour ceux qui la subissent – et ils sont certainement majoritaires – c’est la précarité. Les CDI, s’ils ne sont pas raflés par un plan social, sont progressivement remplacés par des travailleurs à domicile, des free lance (ou des auto-entrepreneurs) dont les charges sociales et les contraintes sont inexistantes ; les journalistes sont plus compétents lorsqu’ils sont pigistes, car moins sédentaires ; même les CDD sont remplacés par des stagiaires qui occupent à tour de rôle un poste à l’année. Dans cette logique ultra libérale, ce sont évidemment les entreprises qui tiennent d’une main de fer le rapport de force avec les nombreux candidats à la précarité (à défaut d’avoir pu mettre les deux pieds dans l’entreprise avec un CDI utopique, ou au moins un CDD).

Grâce à la précarité, les entreprises suppriment leur devoir de nourrir, de protéger et d’assurer la retraite de leurs salariés. Désormais, on dispose et on impose selon les besoins immédiats de l’activité. Désormais, les salariés, tout comme leurs outils de travail et leurs locaux (bref, leurs conditions de travail), ne représentent plus un investissement mais seulement une charge ; on investit plus que dans les actions et les fonds financiers.

Et parmi les employeurs visés, Anne et Marine Rambach s’en prennent violemment au premier d’entre eux : l’État, qui abuse des CDD consécutifs, des postes vacataires et se permet des retards de paiement.

La précarité induit une concurrence extrême entre les précaires qui se battent pour une pige ou une traduction payée au lance pierres ; la précarité tue les droits sociaux et la sécurité de l’emploi que chacun mérite en échange de sa force de travail (qu’elle soit physique ou intellectuelle). La précarité tue la solidarité, muselle les travailleurs qui n’existent pas sur les plans social, économique, politique et médiatique. Ces travailleurs n’existent même pas pour les organismes publics, comme la Sécurité sociale et le Pôle emploi, ce qui entraîne des flous plus ou moins artistiques en termes de rémunération. Cette non-représentation permet aux entreprises de continuer, en toute impunité, à piocher dans le tas de précaires pour remplir les tâches sous-investes ; les précaires eux-mêmes ne se reconnaissaient pas en tant que tels, avant cette enquête, et ne se sont jamais syndiqués (mais par qui ?). Et la concurrence entraîne le nivellement par le bas des tarifs des piges, des feuillets, des heures d’enseignement qui rémunèrent les intellos précaires : « Le précaire précarise le précaire. »

Qui sont les intellos précaires ? Auteurs, journalistes, traducteurs, rewriteurs, éditeurs, illustrateurs, photographes, scénaristes mais aussi chercheurs et enseignants, ils ont fait de longues études (de bac + à bac + 8) mais n’ont pas trouvé d’emploi fixe. Ils sont passionnés par leur métier et ont choisi de l’exercer sans considération des difficultés économiques à venir.

Le mode de vie précaire engendre une succession de comportements plus ou moins volontaires : ils sont polyvalents et hyper-travailleurs, ils effectuent tantôt des travaux dits « alimentaires », tantôt des travaux qui les passionnent, parfois dans des secteurs radicalement opposés, ce qui permet difficilement de les comptabiliser. Bernard Lahire, dans La Condition littéraire, évoque cette « schizophrénie sociale5 » (que Bernard Lahire appelle « double vie »), puisque les auteurs sont en première ligne de la précarité des diplômés. Rares sont ceux qui vivent de leur écriture (Marc Lévy, malheureusement...) et la grande majorité exerce des métiers sans rapport direct avec leur passion de l’écriture.

Ils vivent dans l’instant présent (selon les contrats qui se présentent) et cumulent un fort capital symbolique et des activités culturelles chronophages, au croisement entre les obligations du métier et la passion. L’intellectuel précaire se doit d’entretenir son réseau, car sans lui il n’est rien, puisqu’il lui permet de décrocher les contrats – et c’est probablement la plus grande difficulté des nouveaux intellos précaires. La précarité est bien souvent financière (d’où le développement du système D et de pratiques illégales) mais aussi statutaire : comment se projeter dans l’avenir si, à chaque instant, on est menacé de perdre des contrats ? Vivre avec quel argent en cas d’« accidents de la vie » ? Et comment avoir une retraite, quand l’activité professionnelle n’ouvre aucun droit ?

Mais la précarité n’est pas forcément subie ; elle peut être un choix et présente des avantages, surtout quand le CDI en entreprise n’est plus le modèle économique qui séduit les jeunes générations. « Le modèle du travail salarié ne veut plus de nous ? Ça tombe bien : nous ne voulons plus de lui ! » L’entreprise est une désillusion : elle engendre le stress, le mal-être, le harcèlement moral, la sédentarité. Il faut respecter les codes sociaux et vestimentaires, veiller à éviter les conflits relationnels, et travailler dans des conditions de travail souvent mal vécues et qui ne laissent pas de place à la créativité et à l’originalité. L’entreprise est perçue comme une micro-société violente psychologiquement, où la guerre pour le pouvoir est perpétuelle ; le mode de fonctionnement est perçu comme rigide et sclérosé.

Les intellos précaires ont des beaux métiers : être auteur pour donner à voir au-delà des apparences, être journaliste pour défendre la cause des opprimés ; être traducteur pour donner le texte à l’universalité ; être rewriteur pour permettre au texte de rencontrer le plus grand nombre de lecteurs ; être éditeur pour incarner le lien indispensable entre l’auteur et son lectorat. Nobles métiers, ô combien prestigieux ! « Surtout dans l’édition où tout le monde se la pète un peu parce qu’on fait des livres, pas de la pâtée pour chiens. »

Oui, mais ! Anne et Marine Rambach pointent du doigt ce qu’elles appellent le grand écart social : les métiers sont valorisés soialement mais pas du tout financièrement. Et souvent, le prestige social fait office de rémunération ; comme si l’on ne se nourrissait exclusivement que des honneurs.

Lisez la suite de la critique sur mon blog :
http://www.bibliolingus.fr/les-intellos-precaires-anne-et-marine-rambach-a80136680
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le 12 mars 2013

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