Les tombes
Les tombes

livre de Madeleine Roy (2019)

Les tombes. Il y a des titres grâce auxquels on pressent la chute. Pas forcément dans un trou six pieds sous terre mais plus vraisemblablement dans un néant infini, un chaos sans fond.
Dans ce roman, Madeleine Roy tisse deux arcs narratifs parallèles, deux destinées d’héroïnes, qui vont finir par se croiser, s’embrasser. D’un côté Marilyn, la « machine à tuer ». Tueuse à gages aussi solitaire que professionnelle, “aussi, ne s’entoure t-elle de rien, car aucune présence ne l’émeut : tout ce qui est vivant est, pour elle, en instance de mort.” Dès la première page, l’ambiance qui sera celle de tout son itinéraire est donnée : “Dans l'obscurité, elle regarde ses mains. On ne voit pas qu’elles sont tachées de sang.” De l’autre, Lilas, « l’Amoureuse » (qui deviendra au fil du roman « l’Affranchie ») étudiante en thèse à la vie beaucoup plus banale, qui a peu confiance en elle et se tue à la tâche. Son sac étant sa seule bouée de secours : “il y a là de quoi contenir une vie entière, et plus encore. Il contient sûrement sa vie entière, et plus encore.”, beaucoup plus en tout cas que la maison de famille de son compagnon, maison dans laquelle “les fantômes du passé sont partout [et] ne semblent pas vouloir faire de la place aux vivants”. Ces deux héroïnes sont a priori bien différentes mais ont la même propension à surinterpréter certaines choses anodines et donc à se faire une montagne de rien. À moins que... Ce qui est sûr c’est qu’un même doute les habite. Comment prendre conscience qu’on n’aime plus ou se rendre compte qu’on a accepté l’idée de mourir ? Et plus fondamentalement une même question va les hanter et se faire clé du roman : comment en arrive-t-on là ?


“On ne veut pas réellement mourir tant que l’on ne veut pas mourir sous le plein soleil de midi. Se dire que l’on veut en finir à la nuit tombée, en regardant son revolver dans son étui très loin de soi, ça arrive. Assumer à la mi-journée que cette pensée est toujours présente au fond du crâne, c’est différent : ça demande de confronter la vie à son paroxysme, l’existence à son apothéose. Si l’on veut mourir au lieu de manger, alors on veut réellement mourir.”


C’est Marilyn qui ouvre d’abord le bal. Pourtant on ne la retrouve ensuite que cent pages plus loin – une audace parmi d’autres de l’autrice ! Et ce n’est pas la seule : passage de chapitres au beau milieu d’une phrase, insertion de passages métatextes qui questionnent la mécanique de l’histoire et de ce qui est en train de s’écrire, ou bien encore scènes de théâtre qui réunissent tous les personnages en cercle dans une sorte de réunion d’alcooliques anonymes et qui m’ont fait penser à Novarina (il en sortira une scène assez jouissive dans laquelle l’autrice est prise à partie par ses personnages, elle tente alors de s’excuser et leur avoue qu’elle peut vivre sans eux avant de se faire tirer dessus par l’un deux – il faut dire que les personnages sont fatigués des rôles qu’ils ont à jouer).


Tout ce dispositif littéraire m’a convaincu. Là où mon plaisir de lecteur fut moins enthousiaste, c’est sur l’aspect un peu trop scénaristique du texte concernant Marilyn. Il y manque un certain souffle romanesque. C’est par exemple très chargé niveau virgules. Et je dois bien reconnaître aussi un certain désintérêt pour Lilas, un certain agacement même. Être agacé par un des personnages principaux n’est pas un problème en soi, pas plus que le sentiment de malaise que j’ai souvent ressenti (et qui est certainement voulu) mais cela a créé une distance qui a empêché toute empathie.


Néanmoins le processus d’écriture est vraiment intéressant et la façon dont les deux trajectoires de Marilyn et Lilas se rejoignent est brillante. Leurs destinées finissent par coïncider via la douleur (« Leurs histoires sont différentes, mais leur douleur est, en cet instant précis, la même. »), au point où à un moment donné, une phrase parle de l’une, tandis que la suivante parle de l’autre et ainsi de suite, avec en filigrane la prise de conscience qu’elles ont toujours joué un rôle. Et qu’il est temps de couper le fil. Arrive alors cette phrase clé dans la bouche de Lilas : “C’est comme si quelqu’un m’insufflait l’idée que je pouvais être seule, que je me suffisais”.


Cet appel irrésistible du vide qui entérine la chute du récit quand les personnages tombent – et se réalisent dans le même élan, se double d’un sous-texte clairement féministe et revendicateur. Si l’on excepte un paragraphe un peu facile et moralisateur sur l’enfermement DES femmes par LES hommes (je surligne car pour moi il est aussi factice de dire “LES hommes” que de dire “LES femmes” dans une généralisation excessive et une dualité forcée), Madeleine Roy pose des questions essentielles sur la représentation des femmes dans la littérature. Je ne peux m’empêcher de vous recopier ce passage auquel je ne peux que souscrire :


“Les femmes dans les livres sont des épouses, des mères ou des filles que l’on jette parce qu’il a été trop facile de les baiser. Elles existent au dépend d’un personnage principal qui trop souvent est un homme, elles existent pour donner corps au mari, au fils ou à l’amant, elles sont comme l’ombre qui donne la profondeur au croquis. Trop rarement, les femmes atteignent le statut de personnage principaux, trop rarement elles sont décrites de l’intérieur. (...) On assimile beaucoup plus profondément qu’on le souhaite les histoires qu’on lit, on absorbe leur essence, leur écriture. Quand on lit, qu’on lit encore, qu’on lit toujours, on finit par s’imprégner, en tant que lectrice, en tant que femme, de la misogynie qu’il y a dans les livres. (…) Là où ça craint, en tant qu’autrice, c’est quand on reprend pour soi les codes qui nous desservent nous-mêmes. (…) Il faut écrire et, ce, jusqu’à ce que les femmes dans la littérature nous ressemblent, existent pour servir leurs propos, et plus celui d’un autre.”


Cette souscription ne va pas sans un certain étonnement. En effet il m’est paru très étonnant de retourner le processus à l’envers en réduisant les rôles d’hommes à des faire-valoir qui n’ont même pas de noms : A., l’homme en costume,... Je peux comprendre l'idée mais c’est ce que je trouve dommage chez certaines féministes : le fait des réitérer les erreurs masculines justement dénoncées dans une sorte d’acte vengeur. Les femmes ne méritaient pas d’être stéréotypées, les hommes ne le mériteront pas plus.


Une chose est sûre, pour un premier roman, Les Tombes était une entreprise casse-gueule. Il en résulte un roman étonnant et audacieux mais pas tout à fait convaincant (et c’est un avis très personnel) en ce qui concerne l’intérêt pour l’histoire en tant que telle. Pour le dire plus simplement, j’ai été plus conquis par les ficelles en coulisses que par l’action se déroulant devant mes yeux. On remarquera quand même l’audace de cette jeune et toute nouvelle maison d’édition strasbourgeoise qui ose et propose des choix forts en guise de première livrée. Je dois dire un petit mot aussi sur le dernier paragraphe que j’ai trouvé très beau mais que je ne dévoilerai bien sûr pas ici. Je vous laisse par contre avec un autre extrait qui dit beaucoup de choses sur la littérature :


“La vérité, voilà ce que c’est : on pourrait dire mille choses sur Lilas, que l’on ne dirait rien. On a dit mille choses sur Lilas, d’ailleurs, on a noirci des pages et des pages entières, mais l’on a rien dit. Rien du tout. Et si l’on en disait encore mille et mille autres, on ne dirait toujours rien. Voilà l’aveu.”


P.S. : À noter la très belle couverture illustrée par Caroline Pageaud

René-Ralf
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le 21 févr. 2020

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