Archéologie, anthropologie et surcharge cognitive sont dans un bateau...

Pour étudier les images que nous a léguées L'Histoire, "la bonne méthode - au moins dans un premier stade de l'analyse - serait de procéder comme le font les préhistoriens (qui ne disposent d'aucun texte mais qui doivent analyser les peintures pariétales)" écrivait Michel Pastoureau dans Bleu : histoire d'une couleur. Il préconisait d'extraire directement des images " du sens, des logiques, des systèmes, en étudiant, par exemple, les fréquences et les raretés, les dispositions et les distributions, les rapports entre le haut et le bas, la gauche et la droite " ; il proposait donc de recourir à " l'analyse interne " de l'image. Dans les faits, les choses ne sont malheureusement pas tout à fait aussi simples pour les préhistoriens et, en l'absence de données archéologiques suffisantes pour donner un sens à l'art rupestre, on fait appel au comparatisme ethnographique : on se sert alors de ce que l'on connaît sur les cultures (croyances, récits, rituels, etc.) de certains peuples ou groupes actuels pour les appliquer aux peuples de la Préhistoire. Or, André Leroi-Gourhan avait, déjà dans les années soixante, mis en garde contre les dérives potentielles du comparatisme ethnographique : il est facile de tirer des conclusions hâtives à partir d'une telle démarche et d'associer des éléments de culture de deux ou plusieurs groupes qui n'ont peut-être, en réalité, pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Toujours est-il que, au moins du côté des archéologues français, on s'est souvent montré, depuis Leroi-Gourhan, très prudent, voire muet, pour ce qui est de l'interprétation de l'art rupestre. Pour autant, certains chercheurs se sont tout de même lancés dans le décryptage des peintures, gravures ou sculptures du Paléolithique ou du Néolithique. Trois voies ont été essentiellement suivies : celle de représentations de la vie quotidienne, celle de la magie de la chasse et celle du chamanisme.


Sans réfuter ces interprétations, mais les jugeant insuffisantes, Michel Barbaza en propose une quatrième concernant l'art rupestre du Sahara, à la suite de travaux déjà engagés par d'autres archéologues, notamment Jean-Loïc le Quellec et Alfred Muzzolini. L'art des Têtes Rondes (qui, sans entrer dans des questions épineuses de datations, a probablement atteint son apogée vers -5000) et l'art des Bovidiens, qui ont vécu après eux dans les mêmes espaces, constituent le sujet d'étude de Michel Barbaza. le corpus, loin de se vouloir exhaustif, se limite essentiellement à des sites du Hoggar, du Tassili-n'Ajjer et de la chaîne de la Tefedest (en Algérie), que l'auteur juge pertinents pour son propos. le but avoué de l'ouvrage n'est pas d'affirmer une théorie qui se voudrait définitive, mais d'ouvrir la voie à d'autres recherches, en partant d'un postulat de base jusque là encore peu utilisé : l'art des Têtes Rondes et celui des Bovidiens renvoient tous deux à un récit mythologique, et donc à un mythe aujourd'hui perdu, mais il est possible, en appliquant la méthode de l'analyse interne, de retrouver tout ou partie de ce discours et de ce mythe. Michel Barbaza se propose donc, à travers une démarche multidisciplinaire et fondée sur le structuralisme, de poser les bases d'une anthropologie de l'art rupestre saharien.


Je n'entrerai pas plus avant dans les détails du cadre théorique de cet essai, d'abord ardu. Il ne s'agit pas du tout d'un ouvrage destiné au grand public (si vous souhaitez vous initier à l'art rupestre, ne commencez surtout pas par ce livre). S'il n'est pas nécessaire de connaître tous les archéologues auxquels l'auteur fait référence, il est néanmoins utile de savoir où l'on met les pieds, sous peine d'être complètement perdu, notamment lorsque l'on a affaire à des expressions concernant les datations comme " 6000 cal BC ". Ce n'est pourtant pas ce qui rend la lecture difficile (il est tout de même aisé de se renseigner sur les systèmes de datation en archéologie). Michel Barbaza, dans les parties théorique, manie les concepts comme d'autres mangent des bonbons. Autant dire qu'il est entendu que les lecteurs se doivent de connaître Lévi-Strauss, Descola, Saussure, René Girard, et bien d'autres. Les trois bergers s'adresse donc au mieux à un public averti, plutôt érudit, à des étudiants passionnés, et, évidemment, à des professionnels. Pour autant, je n'affirmerai pas qu'il doit être réservé aux seuls passionnés d'archéologie, car son approche pluridisciplinaire peut le rendre intéressant, pour peu qu'on aime s'en mettre plein les neurones, aux yeux d'un public également curieux d'anthropologie, naturellement, mais aussi d'autres sciences humaines, d'histoire de l'art ou, pourquoi pas, de linguistique (discipline à l'origine du structuralisme).


Mais, et fort heureusement, cet ouvrage ne se contente pas d'énoncer des théories et de jongler avec des concepts. Le recours à l'analyse interne étant très vite annoncé comme méthode, une grande partie du texte s'attache justement à l'analyse proprement dite des images - celles-ci consistant en des photographies, mais aussi en des relevés, davantage lisibles. Cette analyse, souvent assez développée, se révèle toujours claire et précise, même lorsqu'elle est succincte. de plus, on a choisi de faire varier la couleur de la police selon que le texte s'appliquait au cadre théorique ou à l'analyse des images, ce qui facilite la compréhension globale de l'ouvrage. C'est sans doute ce qui risque de passionner le plus les lecteurs, d'autant qu'on peut ne pas souscrire à la thèse de Michel Barbaza sur l'art et les mythes des têtes Rondes et des Bovidiens, mais en revanche profiter du corpus ici présenté et de l'étude structurale qui lui est appliquée. Dommage seulement que l'éditeur ne se soit pas donné la peine de préciser, à la suite des références des images (par exemple : fig.82), les numéros des pages sur lesquelles elles apparaissent : ça oblige régulièrement le lecteur à chercher à quelle page se trouve la fig.82, puis la fig.85, etc., etc. Pas très pratique...
Pour terminer, j'ai trouvé deux défauts notables à ce livre. D'une part, le style parfois franchement lourd, avec des phrases à rallonge et des répétitions qui rendent alors la lecture franchement pénible. D'autre part, le recours à l'histoire de l'art dans certains chapitres, qui m'a paru assez peu pertinent. Un ensemble de paragraphes, notamment, porte sur la transition Moyen-âge/Renaissance. Les allers-retours entre Néolithique, Moyen-âge/Renaissance, puis Paléolithique, rendent le propos assez confus. Ces références ne me paraissent d'ailleurs pas du tout nécessaires pour étayer l'argumentation de l'auteur. Cependant, ce livre présente une grande qualité : celle de ne jamais imposer une voix unique, mais d'interroger constamment le lecteur, de lui proposer des pistes et de préparer l'avenir. L'archéologie du Sahara en a bien besoin, puisqu'on a tendance à la délaisser depuis de nombreuses de années.

Cthulie-la-Mignonne
8

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le 16 sept. 2015

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