Lettre à mon juge, Georges Simenon, Le Livre de poche


Simenon, qui n'est pas uniquement le père du commissaire Maigret, regrettait, en dépit du succès que son personnage lui avait assuré, que l'autre partie de son œuvre, encore plus abondante et qu'il appelait ses « romans durs », soit méconnue ou négligée.


« Lettre à mon juge », qui vient d'être réédité, nous permet d'aller y faire un tour.


On est d'emblée conquis, en ces temps de victimisation à outrance, de proclamations d'innocence à bon compte et de contestations tous azimuts des décisions judiciaires, par ce personnage qui prend la plume pour contester non pas la dureté ou l'injustice du verdict prononcé à son encontre mais son imbécile clémence. Ce condamné, ici M. Alavoine, écrit à son juge d'instruction pour protester de sa culpabilité plus grande, plus effroyable que celle qui a été retenue, en revendiquant la préméditation de son crime qu'on a abâtardi en un vulgaire crime passionnel : il a étranglé la femme dont il était amoureux fou. Il y a, dans l'inattendu du propos, quelque chose de réjouissant.


On est également intrigué de retrouver un portrait, que Simenon affectionne, celui de l'homme convenable et sans histoire -celui-ci est médecin- qui soudain rompt avec son milieu. Il y avait eu le merveilleux «  La fuite de Monsieur Monde », le récit de la fuite soudaine et inexpliquée d'un chef d'entreprise qui, sans avoir rien préparé ni planifié, un matin, au lieu de se rendre à son travail, prend un train pour le Midi pour des motifs qui lui échappent et qu'il ne tente pas même de comprendre, s'installe dans un hôtel de Marseille ou de Nice, je ne m'en souviens plus, et mène une vie nouvelle de patachon, à quoi tout ce qu'il était jusqu'alors semblait étranger. Ici, c'est un peu pareil «  Je suis un homme prudent, ce qu'on appelle un homme honnête. J'ai une femme et des enfants. S'il m'est arrivé de chercher l'amour ou le plaisir ailleurs que chez moi, jamais, jusque-là, je n'avais risqué quoique ce fût qui pût compliquer mon existence familiale». Or, c'est cet homme qui, après le décès de sa première épouse, en épouse une autre, Armande, que les circonstances lui présentent, un port de reine, parfaite en tout, qui le vampirise sans qu'il n'y prenne garde : «  Armande, petit à petit, à son insu, a pris à mes yeux la figure du Destin. Et, révolté contre ce Destin, c'est contre elle que je me suis révolté » ( le «  à son insu », préféré à « à mon insu » est sublime).


Mais ce n'est pas elle qu'il va tuer. Non, c'en est une troisième, une certaine Martine, une petite chose simple et sans façon qui se sait jolie et traîne un peu dans les bars pour, juchée sur un tabouret, mieux s'en convaincre aux réactions des autres. C'est l'amour fou, inattendu, par celui qui en avait été privé par convention. «  C'était son bonheur à lui, dont personne ne s'était jamais soucié, ni lui-même, un bonheur qu'il n'avait pas cherché, qui lui avait été donné gratuitement et qu'il ne lui était pas permis de perdre ».


Jusque là tout va bien : c'est bien mené, la vie et les embarras de la province – nous sommes à La Roche-sur-Yon- sont parfaitement croqués, ce démon de midi, qui frappe soudain, oppressant à souhait, d'autant que nous en connaissons l'épilogue tragique.


Mais soudain les obscurités de cet homme jusque là sans ombre – au sens propre , puisqu'il n'existait que très peu, pris entre sa mère (un sacré portrait) et son épouse Armande- et au sens figuré, qui nous explique avec calme et minutie les raisons qui devaient inéluctablement le conduire au crime deviennent insupportables à lire.


Est-ce dû au talent de Simenon qui se régale de nous mettre mal à l'aise, qui autopsie la passion, la passion de la chair et de la possession avec une gourmandise analytique qui a beaucoup vieilli sur ce type de sujet (il écrivit ce livre, paru en 1947, alors que, vivant aux Etats-Unis, il était, lui-même, follement épris) ? A l'air du temps  qui nomme désormais féminicide le meurtre d'une femme ? Au fait que nous ne puissions supporter l'idée-même qu'une femme, frappée, violentée puisse croire aux balivernes d'un monstre, à ses excuses, à l'amour, à ces «  cela ne se reproduira plus » ? Ou alors (est-ce à exclure ?) que les raisons raisonnantes d'un tel monstre, lucide, pervers, brillant pédagogue de la monstruosité, puissent « nous   parler », parler encore aux lecteurs que nous sommes, hommes ou femmes ?


Entre Mauriac (l'écrivain) et Chabrol (le cinéaste), on sort de ces confidences d'un monstre comme sali. Un des livres les plus dérangeants lus ces dernières années. Et je ne lirai plus désormais que les enquêtes du commissaire Maigret. Pour le reste, Simenon me dégoûte.

JoëlBoyer
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le 29 avr. 2021

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Joël Boyer

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