« Ce sentiment de boue, cette prison des jours. »


« Après tout, lui aussi en avait ras le bol de toute cette mémoire
ouvrière. Elle donnait à ceux qui n’avaient pas vécu cette époque le
sentiment d’être passés à côté de l’essentiel. Elle rendait par
comparaison toute entreprise dérisoire, toute réussite minuscule. »



Ce roman social nous fait suivre les ternes adolescences d’Anthony, Hacine et Steph à Heillange, ville désindustrialisée de l’Est de la France, dans les années 90. Dans une temporalité précise définie par quatre étés (1992, 1994, 1994 et 1998), l’auteur mêle leurs rêves, leurs hargnes et surtout leurs désirs brutaux. Anthony est nul à l’école, supporte difficilement un père alcoolique et une mère dépressive, Hacine deale un peu, trafique beaucoup et habite seul avec son père (tout le reste de leur famille les attend au bled) tandis que Steph étudie dans la bonne école vit dans les beaux quartiers. Ils rêvent tous de quitter ce trou, elle seule y parviendra. Ils vont se croiser, s’aimer, se détester, se battre, et autour d’eux l’auteur déploie une fresque hyperréaliste. L’alcool, la télé, l’ennui, surtout. Ces quatre étés se ressemblent et rassemblent dans une chaleur moite ces jeunes personnages désoeuvrés. Fumer, baiser et gagner un peu de fric semblent d’abord être leurs principales occupations, puis se dessine tout de même l’envie d’autre chose. Vaguement. Mollement. L’armée, le retour au Maroc, Paris. Les personnages ont l’humeur de Rimbaud à Charleville-Mézières sans en avoir la volonté, ils semblent chercher des rêves et ne pas les trouver.



« Un peu après 15 heures, le temps devint comme une pâte, grasse,
étirable à l’infini. Chaque jour, c’était pareil. Dans le creux de
l’aprèm, un engourdissement diffus s’emparait de la cité. On
n’entendait plus ni les enfants ni les téléviseurs par les fenêtres
ouvertes. Les tours mêmes semblaient prêtes à s’affaisser, hésitant
dans les brumes de chaleur. »



Portant très haut le souci du détail et des petites gens, surtout les ratés, de Pierre Michon, un goût certain pour les scènes très crues et la démarche zolesque d’anatomie littéraire de groupes sociaux, dans un style bien maîtrisé, l’ensemble est cohérent et sonne juste. La douloureuse réalité adolescente de ces personnages, inspirée de celle de l’auteur, en devient palpable. La valeur de ce récit comme témoignage est indéniable, mais son chant désespéré donne une telle place à « ce sentiment de boue, cette prison des jours », qu’il n’est pas exempt d’une certaine complaisance.



« Dans chaque ville que portait ce monde désindustrialisé et univoque,
dans chaque bled déchu, des mômes sans rêve écoutaient maintenant ce
groupe de Seattle qui s’appelait Nirvana. Ils se laissaient pousser
les cheveux et tâchaient de transformer leur vague à l’âme en colère,
leur déprime en décibels. Le paradis était perdu pour de bon, la
révolution n’aurait pas lieu ; il ne restait plus qu’à faire du bruit.
Anthony suivait le rythme avec sa tête. Ils étaient trente comme lui.
Il y eut un frisson vers la fin et puis ce fut tout. Chacun pouvait
rentrer chez soi. »


maelledlc
7
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le 12 nov. 2018

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