Étretat dans la brume. Un assassinat qui se trompe de cible. Et le célèbre commissaire Maigret appelé à la rescousse pour démêler une sombre affaire familiale. Maigret et la vieille dame est une parfaite illustration de la méthode romanesque de Georges Simenon.
Début septembre, Maigret reçoit, à son bureau du Quai des Orfèvres, la visite d’une vieille femme venue de Normandie. Valentine Besson lui explique que sa servante est morte, tuée par un poison qui lui était sans doute destiné à elle. En même temps, le beau-fils de Valentine, le député Charles Besson, téléphone à la hiérarchie policière pour demander, lui aussi, que Maigret soit placé sur l’affaire. Et voici que Maigret débarque dans la petite ville d’Étretat et commence son enquête…


Publié en 1950, Maigret et la vieille dame illustre à la perfection ce que l’on pourrait appeler la “méthode Simenon”. Dans un entretien avec Robert Sadoul en 1955, Simenon rejetait l’idée de faire des romans policiers stricto sensu. Pour lui, un roman policier, c’était un roman d’action. Or, chez Maigret (et c’est le cas dans ce roman, par exemple), pas d’enquête à proprement parler, dans le sens où il n’y a pas de relevé d’empreintes, de recherche de casier judiciaire, de liste des suspects habituels, etc. Les aspects qui relèveraient du roman policier (une filature par exemple) sont vite expédiés, confiés à des personnages secondaires. À l’inverse d’un Sherlock Holmes par exemple, Maigret ne part pas des indices et des faits constatés sur le lieu du crime pour établir des suppositions qu’il va ensuite mettre à l’épreuve. La méthode Maigret consiste à interroger l’entourage, la famille, les amis, éventuellement les collègues, pour se faire une idée de ce qui a pu se passer.
Toujours dans ce même entretien, Simenon affirme que, lorsqu’il écrit un de ses romans, il n’en connaît pas la fin. Pour lui, un roman se définit d’abord par deux ou trois personnages placés dans un lieu, à un moment précis.
En cela, Maigret et la vieille dame illustre parfaitement cette conception. Si Maigret ne donne pas l’impression d’enquêter, c’est parce que son investigation consiste exclusivement à discuter avec les personnes liées à l’affaire, de près ou de loin.
Il y a d’abord Valentine, la petite fille pauvre, mariée trop tôt, puis remariée plus tard à un homme riche qui lui était entièrement dévoué. Elle a une fille de son premier mariage, Arlette, et son second mari avait aussi deux garçons, Charles (le député) et Théo. Ce que l’on n’appelait pas encore, à l’époque, une “famille recomposée” ne se réunit qu’une fois par an, à l’anniversaire de Valentine (une tradition imposée par le défunt père, mais qui n’enchante vraiment personne).
Valentine vit désormais seule, coupée du monde, avec sa servante Rose comme seule compagnie.
La fille, Arlette, déteste sa mère. Elle est franche et directe, et multiplie les aventures purement sexuelles comme si elle cherchait à se punir d’une quelconque faute. En même temps, elle fait tout pour que son mari, un sage et modeste dentiste, ne sache rien de ces aventures extra-conjugales : elle tient à ce que son époux conserve d’elle l’image d’une femme vertueuse.
Théo est un homme qui aime vivre sur un grand pied, sans en avoir les moyens. Il flambe l’argent qu’il a reçu en écumant les casinos et les grands hôtels de luxe.
Son frère Charles est un homme naïf, qui semble incapable de voir la réalité, même si elle se trouve devant ses yeux. C’est aussi un homme mou qui reste enfermé (volontairement ?) dans une vision du monde simpliste héritée de son enfance. Une vision basique où tout est beau et tout le monde est gentil.
Cette confrontation entre la vision du monde héritée de l’enfance et celle que l’on se construit en tant qu’adulte est un des thèmes importants du roman. Se promenant dans les rues d’Étretat, que ce soit en longeant les plages ou en entendant la corne de brume, Maigret se replonge régulièrement dans des souvenirs de vacances qu’il avait passées dans son enfance. Et le constat qu’il tient est assez mélancolique : retrouver, à l’âge adulte, les lieux ou les conditions dans lesquelles nous avons été heureux dans l’enfance est systématiquement source de déception. Au point que le célèbre commissaire se demande si le destin ne nous place pas dans un certain bonheur enfantin pour mieux en faire ressentir la déception quelques années plus tard.
Et pour Maigret, Charles n’était toujours pas sorti de cet état béat de l’enfance, où tout va de soi et où l’on ne se pose aucune question.


L’essentiel du roman va donc se jouer autour de Maigret et de ces quatre personnages avec lesquels le commissaire va discuter à plusieurs reprises. Est-ce vraiment une enquête ? Plusieurs fois, son collègue normand, ou encore Charles lui-même, lui demandent ce qu’il pense de l’enquête, et à chaque fois la réponse est identique : “Je ne sais pas.”
Il est clair que jusqu’au bout, Maigret est dépassé par cette histoire. Perturbé par l’émergence de ces souvenirs, troublé par ces histoires familiales délicates (et aussi par l’alcool : Maigret est même passablement ivre dans certains chapitres), le commissaire donne l’impression de stagner complètement, voire même de se laisser dépasser par les événements.
C’est là que l’ambiance imposée par Simenon joue un rôle important. Étretat, dans ce roman, est un de ces petits villages où les moindres faits et gestes sont épiés. Une ville sombre, souvent décrite de nuit, ou alors noyée dans la brume.
Et voilà toute la méthode Simenon qui s’affiche devant nous : des personnages, un lieu, une ambiance. L’action n’a plus qu’à se dérouler logiquement, au fil de la psychologie des personnages.
Cela donne donc, entre autres, ce Maigret et la vieille dame, un très bon épisode des aventures de Maigret, qui sait rester avant tout humain, mais aussi mystérieux jusqu’au bout.


Article initialement paru dans LeMagDuCiné

SanFelice
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le 31 janv. 2021

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