S'ouvrir aux phrases délicieuses de Marguerite Yourcenar s'apparente à une dégustation, à une excitation bienvenue des papilles de notre cerveau. La future première académicienne (elle sera élue en 1980) se révèle une narratrice hors-pair, "la femme derrière le grand homme" si j'ose détourner pour un instant le sens de cette maxime, une sorte d'impératrice cachée des mots magnifiques.

"Chaque fois que j'ai regardé de loin, au détour de quelque route ensoleillée, une acropole grecque, et sa ville parfaite comme une fleur, reliée à sa colline comme le calice à sa tige, je sentais que cette plante incomparable était limitée par sa perfection même, accomplie sur un point de l'espace et dans un segment du temps. Sa seule chance d'expansion, comme celle des plantes, était sa graine : la semence d'idées dont la Grèce a fécondé le monde."

L'écriture de mémoires se prête bien à cette prose contemplative qu'elle nous livre, à l'intelligence toujours vive et à la crédibilité confondante. Pourtant, Yourcenar se permet quelques libertés bien pensées sur l'Histoire ; elle prête par exemple à Hadrien des vues sur l'avenir, qu'elle maintient dans le domaine du plausible en restant suffisamment vague. "Cette clairvoyance attribuée par moi à Hadrien n'était d'ailleurs qu'une manière de mettre en valeur l'élément presque faustien du personnage", confie-t-elle dans ses notes. La découverte du texte pour un lecteur moderne gagne dans l'instant en intérêt, lui évitant ainsi de sombrer dans une forme de monotonie qui le guettait parfois.

"Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l'esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d'imaginer des formes de servitudes pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu'on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu'elles sont asservies, soit qu'on développe chez eux, à l'exception des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. A cette servitude de l'esprit, ou de l'imagination humaine, je préfère encore notre esclavage de fait."

Un honnête analyste de notre temps ne saurait dire mieux.

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le 15 janv. 2014

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