Une porte noire se présente à vous. Elle ne comporte pas de serrure, mais vous savez déjà que vous allez devoir découvrir bien des clefs si vous voulez rester dans la partie. Cette porte noire qui est face à vous affiche un écriteau, sur lequel il est inscrit : Métapoly. Vous hésitez, car on vous a prévenu, vous êtes conscient de ce qui vous attend, sans savoir ce que ce sera au juste. Malgré tout, à l’aide de votre pouce, vous ouvrez l’huis, et tendez l’oreille ; une bande magnétique, quelque part, se rembobine, on dirait une réplique de film, jouée à l’envers : Mas, niaga ti yalp.
Vous avez maintenant franchi la porte du Métapoly. Un soleil éclatant vous annonce qu’ici, vingt ans, ou quarante, ont passé, et une oie traverse le ciel en se dandinant. A moins que ce ne soit un nuage ? Le soleil vous renvoie l’éclat métallique d’un train en marche ; vous êtes à la fois dans ce train et à l’extérieur de ce train. Votre voyage paradoxal commence. Les stations seront nombreuses, vous allez vous égarer, bien que vous sachiez précisément où vous vous trouvez : Combe-la-Buse. C’est un drôle de nom de ville. Y a-t-il un jeu de mots, une contrepèterie ? Comble abuse ? Bombe l’accuse ? La combuse ? Votre esprit bat déjà la campagne, qui déroule devant vous, autour de vous et en vous. Bizarrement, vous avez l’impression qu’un lapin, invisible mais cependant blanc, vous accompagne. Par moments, venant de votre gauche, vous entendez une voix, peut-être un peu maniérée — celle d’un minotaure psittacidé. Par échos ultérieurs, une autre voix s’adresse à vous, à votre droite cette fois — celle d’un couvre-chef qui ne travaille pas du chapeau. Etrangement, vous réalisez que les chapeliers devenaient fous à cause du mercure qu’ils utilisaient pour confectionner leurs articles. Vous pensez aussi au mercure rouge, escroquerie inventée par quelques services secrets désireux de confondre des états voyous. Mais cela n’a aucun sens et aucun rapport avec ce que vous êtes en train de vivre ! Vous vous trouvez dans le Métapoly.
Votre chemin est pavé de cases numérotées selon des combinaisons intrigantes — un inamovible K accompagné d’une autre lettre et suivi de deux chiffres. Vous pensez à Buzzati et à des chausse-trappes, vous revoyez un avertissement qu’a écrit Vladimir Nabokov dans un de ses livres (Roi, dame, valet ? Feu Pâle ? Regarde, regarde les arlequins ! ?), qui annonce qu’il y a laissé des pièges bien cruels à l’intention des psychologues qui voudraient venir fourrer leur nez dans sa psyché. Et, comme par hasard, vous croisez incontinent deux créatures, répondant aux noms de Psychæ et Psychœ. Vous réalisez alors que cette aventure est aussi psychologique que surréaliste. C’est normal, les deux vont ensemble, même si les psychologues… enfin, vous les connaissez, et vous vous en moquez : vous buvez du whisky que Nabokov vous sert à l’aide d’une théière.
Vous avez l’impression d’évoluer dans un coffre à jouets, dans une boîte à musique, dans un coffre à bouquins, des personnages conscients de leur rôle de personnage redoutent un retour aux limbes mystérieux du livre refermé, comme la lumière s’éteint dans un réfrigérateur dont on a repoussé la porte.

Vous pensez à un livre de Steven Millhauser, intitulé Le Royaume de Morphée, vous apercevez des images en format cinémascope de films de David Lynch et d’Eric Rohmer, vous participez à un jeu étrange dont les règles sont proches de celles du Kamoulox.
Vous devenez alors le Dieu du Papier, et vous vous écriez : « Eurek… », mais le « a » final reste en suspens ; une virgule plus tôt, vous aviez tout compris à ce jeu, mais la solution vient de s’échapper, tout se volatilise en milliers de particules noires dans les méandres de votre cerveau sidéré et transformé en un siphon cosmique. L’érudit Métapoly vous rappelle alors Les âmes mortes, œuvre inachevée de Nicolas Gogol, et vous signifie qu’il n’est pas besoin de comprendre quelque chose pour apprendre des choses. Vous y lisez présentement des phrases qui vous redirigent vers d’autres phrases lues des années auparavant, des séquences de vie, des images, des rêves oubliés, pensées sous-marines remontant à la surface de votre conscience, par un effet de capillarité engendré par ce noble jeu aux règles mouvantes et réanimateur de mémoires mortes.
Les livres n’attendent qu’à être ouverts pour revenir à la vie, même ceux qui ne veulent pas être lus. Vous comprenez que vous ne comprenez pas Métapoly. Ce n’est pas très grave, car là n’est pas la question. Lorsque vous aviez cinq ans, vous ne saviez pas lire, mais vous voyiez pourtant dans les mots bien plus de choses qu’aujourd’hui. Bienvenue dans le Métapoly.

Benoît_Patris
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le 25 nov. 2015

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Benoît_Patris

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