Opalescence: le secret de Pripyat par Jessica Tomodachi

Au premier plan, un homme de dos emmitouflé dans des vêtements noirs. Il fait froid, la neige recouvre le sol et la cime des arbres, les flocons continuent de tomber. A l’arrière plan, une grand roue aux nacelles jaunes, vides, à l’arrêt. C’est ainsi que se présente Opalescence, le secret de Pripyat d’Amaury Dreher, comme un carton d’invitation où l’auteur s’adressant à son lecteur aurait pu écrire ces mots: « Suis moi et déchirons ensemble le voile mêlé de mystère et de tragédie qui plane sur ce lieu… » Cet endroit, cette grande roue, ce n’est pas n’importe quoi. C’est le symbole d’une ville, désormais abandonnée, victime d’une terrible catastrophe… 26 avril 1986, le réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl explose. Un cataclysme sans précédent, auquel ni le gouvernement soviétique ni sa population étaient préparés. A trois kilomètres de la centrale, les habitants de la ville de Pripyat attendent avec impatience l’inauguration de son parc d’attraction avec sa grande roue flambante neuve et resplendissante. Jamais elle ne connaîtra les éclats de rires et l’émerveillement des enfants…


Amaury Dreher prend le temps d’installer le décor de son roman. Le prologue sert de mise en bouche: l’auteur y fait une description du quotidien des habitants de la ville de Pripyat et relate l’historique de l’implantation de cette ville et de la centrale nucléaire. Pripyat est considérée comme une ville moderne, un modèle de l’architecture soviétique. Il y fait bon vivre, les logements sont neufs et confortables, les habitants disposent d’écoles, d’un cinéma, de jardins publics, d’installations sportives et bientôt d’un parc d’attraction. Économiquement parlant, elle prospère grâce à la centrale nucléaire. Vient ensuite la description de la catastrophe et de l’après catastrophe. Les descriptions sont justes et réalistes (on sent le travail de recherche documentaire), l’auteur délivre une petite touche émotionnelle sans rentrer dans le pathos.


Une trentaine d’années plus tard, le narrateur, âgé de 8 ans au moment de l’explosion de la centrale qui l’a contraint avec sa famille à évacuer la Zone, décide, sous un motif journalistique, de retourner sur les lieux du drame. Le lecteur est désormais prêt à suivre l’auteur dans les entrailles du « monstre »…. C’est à partir de cet instant que le roman prend toute une dimension psychologique à laquelle je ne m’attendais pas. Car ce n’est pas une simple visite mais bien un retour aux sources où la ville de Pripyat se comporte comme un personnage à part entière. Elle joue avec le narrateur, le mène en bateau, le pousse dans ses retranchements. Elle est mystérieuse, sinistre, dangereuse. Tout doucement elle resserre ses griffes sur le narrateur, elle serre, serre, serre, jusqu’à… Mais est ce une illusion, un délire du narrateur? Même le lecteur ne sait plus… L’auteur manie à la perfection le sentiment de doute qu’il instaure chez le narrateur et le lecteur.


Le narrateur n’est pas tout seul dans cette ville fantôme. Des stalkers, sorte de rôdeurs, peuplent déjà les lieux. Mais il y a aussi certains habitants revenus habiter dans la Zone après la catastrophe. Ces personnages étranges, dont on ne connaît pas les véritables intentions, ajoutent fortement à l’atmosphère sinistre et glaçante à laquelle est confronté le narrateur.


Au delà de l’intrigue en elle même, ce roman, selon moi, dénonce l’inconscience de l’ignorance de la population, des ingénieurs et du gouvernement soviétique face à ce genre de catastrophe, accentué par un régime politique pratiquant la désinformation. Le gouvernement soviétique n’a été prévenu que le lendemain de la catastrophe et les habitants près de la centrale n’ont été évacués que 30 heures après, avant cela aucune information ne leur était parvenue sur la gravité de l’incident. Opalescence, le secret de Pripyat, s’intéresse également au Dark Tourism, le tourisme noir, qui consiste à organiser des visites payantes de lieux associés à la mort, à la catastrophe.


Je remercie beaucoup l’auteur pour l’envoi de son roman. Mon instinct ne m’a pas trompé, ce fût vraiment une très belle découverte à laquelle je ne m’attendais pas autant. Amaury Dreher signe un premier roman très abouti, à l’écriture juste et incisive. Le tournant très psychologique que prend le roman m’a agréablement surprise. J’ai été prise au piège avec le narrateur dans cette ville fantôme ou presque… Un sentiment d’étrangeté s’installe insidieusement, l’anxiété et le stress deviennent permanents… On referme le livre en se posant des questions sur sa propre santé mentale… Est-ce que j’ai compris le roman? Est-ce une supercherie? Pleins de questions auxquelles je ne peux faire que des suppositions. Pour la petite anecdote, l’homme en noir sur la couverture est l’auteur lui même: A t-il visité les lieux de son roman de fond en comble? J’aurais tendance à répondre par l’affirmative au vu des descriptions méticuleuses qui témoignent d’un véritable sens accru de l’observation. Plus qu’un roman noir et psychologique, Opalescence, le secret de Pripyat est un hommage à toutes les victimes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Le lecteur ne peut que s’interroger sur les conséquences sanitaires, écologiques, économiques et politiques. A quand le prochain roman?

JessicaDubreucq
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le 11 juil. 2019

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