Perturbation
7.9
Perturbation

livre de Thomas Bernhard (1967)

Un jeune homme accompagne son père médecin dans ses tournées, ce qui nous donne l'occasion de visiter une gallerie de portraits qui se dessinent, non par le biais d’interminables descriptions, mais de détails épars et de discours rapportés. D'emblée, le roman se présente comme un récit à plusieurs voix, fidèlement (?) retranscrites par un narrateur qui se souvient de ce qu'il a vu et entendu, ou de ce qu'on lui a dit. La question de la mémoire apparait donc comme cruciale dans le livre, bien que cet enjeu ne soit que discrètement souligné tout au long du récit.

J'avoue qu'en dépit de ses thèmes scabreux, j'ai aimé ce roman. Les analyses sont d'une grande pertinence, le style du traducteur acceptable, malgré quelques problèmes de concordance des temps, et la manie de mettre un trop grand nombre de mots en italique afin d'en souligner le poids ou la portée. Déjà, trop d'italique tue l'italique. Deuxièmement, l'impression de lire des démonstrations lourdingues s'en est trouvée accentuée - il y a un moment où une telle coquetterie typographique rappelle les mauvais manuels de philos ...

Autre bémol, la complaisance dans l'horrible - mais après tout, la perturbation est ce qui meut le roman et le monde dans leur ensemble .... Les passages critiquant l'Autriche profonde supposément dégénérée ne sont pas les plus convaincants (on sent que Bernhard avait envie de régler ses comptes avec ses compatriotes; en atteste la seconde partie, qui verse dans la haine un peu stérile).

Et cette insistance sur le penchant morbide au suicide ... Bon, c'est un peu caricatural au bout d'un moment, d'autant qu'on a bien compris l'auteur. Les corps et les âmes sont atteints d'un mal sans remède qui ressemble à un châtiment divin. Toute la création est pour ainsi dire condamnée, rongée par le mal métaphysique, etc. Il y a bien ici un pourrissement ou une dégénérescence intrinsèque aux personnages dont le narrateur ne fait que l'état. Pas très cool. Déjà que je n'aime pas l'idée de "penchant" ... Bernhard a écrit ici ou là qu'il aimait bien en faire des tonnes : dont acte. On aura fini par comprendre que tous les personnages sont hantés par la mort ou la folie.

Je critique, je critique, mais j'ai trouvé ce roman assez fascinant. Le jeu des discours rapportés est extrêmement habile, de même que le point de vue du narrateur, celui d'un témoin qui parle très rarement en son nom. Bernhard aurait d'ailleurs pu exploiter davantage cette situation en questionnant sa suprématie ou l'apparent désengagement de l'homme dont dépend le récit. Voire, comme je l'ai dit au début, sa mémoire.

Bref, j'ai beau pinailler, je reconnais que le roman révèle la finesse de Bernhard, notamment pour ce qui est de la conception de l'ensemble. Après tout, il parvient à faire de l’œuvre non pas une collection de discours illustrant le mal, mais une totalité où chaque "destin" raconté prend sens. Ce n'était pas un pari si facile à relever. Je commence à comprendre pourquoi son influence a été importante pour toute une génération qui s'est réclamée de lui.
Cathyfou
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le 1 août 2014

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Cathyfou

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