Je me sens obligé de sortir de ma réserve habituelle concernant les œuvres de fiction pour vous parler de ce roman, que personne ne semble avoir lu ici-bas, ce qui est absolument triste.

A cette époque de réseaux et d'encyclopédies en ligne, je ne prendrais pas le temps de vous parler de Jean Malaquais, une rapide recherche documentaire via les moyens informatiques dont nous disposons tous suffira amplement à vous forger une idée du personnage.

Et maintenant, voici Marseille ! Marseille en 1942, sous le contrôle du gouvernement de Vichy, en "Zone libre" donc, avant que les autorités allemandes (et italiennes) ne se décident à occuper le territoire, suite au débarquement allié en Afrique du Nord. Marseille, goulot d'étranglement pour tout ceux qui cherchent à se barrer de cette Europe transformée en gigantesque coupe-gorge par une bande de barbares en uniformes. Se côtoient donc, dans une promiscuité étouffante, les locaux, comme échappés d'un roman de Pagnol, qui vivotent comme ils le peuvent en ces périodes de pénuries (plus de pastis !) et toute une faune interlope de juifs fuyant les rafles et d’opposants politiques fuyant la Gestapo et/ou le NKVD, qui végètent dans l'attente d'obtenir un visa de sortie. Je vous laisse imaginer ce qui peut fleurir dans un terreau pareil : crapules opportunistes, policiers louvoyants, indicateurs visqueux, combattants de l'ombre, fonctionnaires carriéristes, bref, une joyeuse bouillabaisse de poissons moyennement frais...

Du coup, on s’attend à l'habituel récit des bassesses humaines, qui renaissent spontanément dans ce genre de contextes. Mais ce n'est pas le plat que l'on sert là, même si les ingrédients sont là. Car les multiples personnages dont nous allons suivre les pérégrinations sont bien plus ambigus que ce que l'on pourrait s'imaginer. S'inspirant très souvent de personnes réelles, Malaquais nous entraine dans un univers peu manichéen, même si les crapules y sont légions, et nous rapproche au plus près possible du monde tel qu'il est perçu par les individus concernés, ce qui particulièrement bien rendu par le parti-pris littéraire qu'il a choisi. En effet, dans ce récit choral, pour chaque protagoniste, nous aurons le droit à un style d'écriture bien spécifique. Si nous suivons une petite frappe imbue d'elle-même, légionnaire du SOL, gouailleur comme c'est pas permis, çà va causer "popu", çà va l'ouvrir à tout-bout-de-champ, et çà va pas être finaud-finaud dans ses réflexions. Et si nous suivons un vieux révolutionnaire russe désabusé, avatar fictionnel de Victor Serge, vas-y que je te pratique la dialectique, que je ressasse mes déception politiques, que je me complet dans mon personnage un brin mythique de "celui qui as participé à 1917". Et ainsi de suite, pour une quinzaine de personnage.

Comme le mentionne à juste titre le quatrième de couverture, on est donc dans une approche qui est autant réaliste que lyrique. On retrouve dans ce roman à la fois une représentation fidèle de certains lieux et de certains personnages emblématiques de cette période historique (même si les noms ont été changés) et une approche résolument humaniste de ces personnages, qui s'attache à éclairer avec une grande finesse la réalité vécue par ceux qui se retrouvent contraint de vivre dans ces situations troubles, et qui nous conduit, de fait, à développer de la sympathie aussi bien pour un haut-fonctionnaire de Vichy issu de la grande bourgeoisie aristocratique française, que pour un jeune résistant trotskyste idéaliste issus du prolétariat russe.

Un récit subtilement immersif, signifiant, véritable réflexion sur les implications humaines de ce genre de situation historique, dans un Marseille dont nous n'aurons que les visions subjectives de ceux qui y vivent, et qui finalement, ne sera qu'une scène discrète pour les petites et grandes tragédies qui s'y trament. Je recommande chaudement ce roman à ceux qui aiment autant l'humanité qu'ils la haïssent. Vous l'aimerez et la haïrez d'autant plus.
peterKmad
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste

Créée

le 10 nov. 2014

Critique lue 1.3K fois

22 j'aime

9 commentaires

peterKmad

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

22
9

Du même critique

L'Heure du loup
peterKmad
6

Autarcie funeste

Un peintre s'isole sur une île avec sa compagne. Hantés par de puissantes hallucinations, il devient fou. Bien sûr, l'image est magnifique. Liv Ullmann est superbe, on se lasse pas de la contempler...

le 18 oct. 2011

41 j'aime

16

Le Dossier 51
peterKmad
8

Surveillance rapprochée

Amis paranoïaques, voici un film à même de nourrir notre psychose. On nous invite à suivre les investigations hautement intrusives d'un service d'espionnage non-identifié, concernant un...

le 23 oct. 2011

32 j'aime

5