Inimitable de verve mais avant tout de perspicacité, l'un des (le ?) plus grands musicologues nous livre ici une compilation de réflexions rapides sur des sujets extrêmement variés, bien que toujours en lien avec la musique.
Adoptant le principe schumannien du Carnaval, il se dissocie souvent en lui et son « ami le musicologue », autrement plus critique, pour de petits dialogues.
Précisons que le livre est intégralement accessibles aux non-musicologues, et que ceux-ci feraient bien d'avoir le bon sens de s'y promener.
Ce sont des réflexions qui ont maintenant d'un quart de siècle à un demi, mais qui révèlent s'il en était besoin l'incroyable justesse de compréhension de Chailley pour les problèmes de la musique de la seconde moitié du XXe siècle, mais qui se lovent parfaitement dans ceux de la musique d'aujourd'hui.

Aussi j'aimerais reproduire ici, en guise d'avant-goût, d'exemple, des parties d'une de mes chroniques préférées, une des plus célèbres. Chailley y traite de « l'hexagonal en musique ». L'hexagonal, c'est ce langage dérivé d'une philo bon marché que l'on rencontre de plus en plus depuis les années 70, et que Chailley se fait une joie d'attaquer lorsque l'obscurantisme ne mène sur rien d'autre que l'ignorance.

Il parle du problème qu'il y a donc aujourd'hui à ne pas savoir parler l'hexagonal, et à « se discréditer en appelant encore un chat un chat, alors qu'il est si facile de dire par exemple « une expression individualisée de la félinité physiquement structurée »
[Note de bas de page : A la suite de cet article, un ami m'a fait observer que cette définition était insuffisante, vu que, ne disant pas si le chat était un chat ou une chatte, elle occultait un paramètre fondamental. Nous proposons donc d'appeler un chat « un échantillon individualisé d'une félinitée physiquement structurée incluant au niveau catégoriel de la spécificité du vécu une conotation (ou con-notation) ambiguë et/ou polyvalente des paramètres polymorphes de sa sexualité ». Ainsi deviendrions-nous clairs. »

C'est aussi en toute logique qu'il procède par la suite à l'exercice inverse : la traduction d'un texte hexagonal/français.
Il part d'un texte proposé par un compositeur à propos de son œuvre, trouvé dans un numéro du Courrier Musical de France, revue très sérieuse de l'époque.

« Littéralement, a précisé l'auteur, elle est avant tout un complexe sonore, donc temporel, dans lequel s'engouffre un temps souterrain et contradictoire qui, par sa structuration, devrait réaliser sa propre unité dialectique. Aussi loin des recettes formelles, des formes pont et bateau, cet objet déchiqueté cherche son unité au travers de ses déchirures ».

Et la traduction est savoureuse :

« Littéralement, a précisé l'auteur, » : Voici ce que déclare l'auteur :
« Elle est avant tout un complexe sonore » : Ce morceau de musique est un morceau de musique (hé oui !)
« donc temporel » : comme tous les morceaux de musique, il se déroule dans le temps (évidemment)
« dans lequel s'engouffre un temps souterrain » : il y apparaît de temps à autre un rythme confus
« et contradictoire » : sans rapports avec lui
« qui, par structuration » : qui
« devrait réaliser sa propre unité dialectique » : pourrait être cohérent avec lui-même, mais n'y parvient pas (c'est du moins ce qu'implique le conditionnel)
« Aussi loin des recettes formelles » : Dénué d'architecture
« des formes pont et bateau » : et sans référence aux formes connues (NB : il doit s'agir d'un trait d'esprit, car le « pont » n'est pas une forme, et il n'existe pas de « forme bateau »)
« cet objet déchiqueté cherche son unité » : ce morceau fait de petits bouts éparses n'arrive pas à les recoller.
« au travers de ses déchirures » : au milieu de son incohérence.


Acide, mais jamais trop, et toujours sur des problèmes réels, il fait réfléchir à une « nouvelle » définition de la recherche et de l'écoute, « nouvelle » entre guillemets car elle prend largement ses racines dans le bon sens ancien, tout en tâchant d'être à l'écoute de la nouveauté.
Intégralement accessibles aux non-musicologues, je recommande chaudement.
Adobtard
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le 3 avr. 2013

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Adobtard

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