Très bonne question, dommage que l’auteur ne l’aborde pas, préférant employer le concept aux fins d’un programme de critique idéologique dont on se demande en fin de compte en quoi il peut concerner le cinéma. La réponse est donnée tout de même en fin d’ouvrage, d’une façon qui illustre le côté sans doute un peu raccommodé d’un texte qui est à son origine un travail de recherche (thèse de doctorat). Le virtuel (comme on dit dans une série bien connue) est ailleurs. Il faudra tout de même quelques 250 pages pour arriver à cette conclusion.


Le début de l’ouvrage atteste des efforts méthodologiques propres à cet exercice puisqu’il analyse au travers des travaux en philosophie et en sciences de l’information (ceux de Pierre Lévy et de Denis Berthier notamment) les variations et les contradictions dont le mot est porteur jusque dans son étymologie. On est confrontés à (au moins) 2 "versions" du virtuel mais toutes deux se rejoignent sur le fait qu’elles se posent en s’opposant : au réel d’un côté, à l’actuel de l’autre. L’opposition à l’actuel vient en premier (à partir de la racine latine virtus) comme ce qui existe en qualité mais auquel manque la réalisation (ce qui existe en puissance et non pas en acte). Celle au réel vient plutôt par-dessus la 1ère (et déjà dans une perspective critique) pour signifier que le virtuel c’est d’abord la vertu, c’est-à-dire la qualité propre présente à un degré différent dans l’ordre du réel (ex. : le reflet dans le miroir). A y revenir de plus près cette interprétation déjà pose problème car elle oblige à prendre en compte une dimension rhétorique qui modifie la question de départ : ça n’est plus qu’est-ce que mais qu’entend-on par ? C’est à partir de l’affirmation (pour le moins problématique) selon laquelle le reflet dans le miroir est techniquement parlant une image "virtuelle" que se réconcilient virtuel et réel. Qu’est-ce qui authentifie cet être virtuel, et bien c’est un ordre technique. Et cet ordre technique est déjà un ordre rhétorique comme le démontre (dans le texte venant à l’appui de cette version du virtuel) l’usage du syntagme "image virtuelle" (où l’adjonction de l’adjectif virtuel au mot image ne s’accompagne d’aucune explicitation).


S’ensuivent d’autres arguments (issus de recherches en sciences de l’information) invoqués par l’auteur pour compléter l’idée d’un virtuel solidement implanté dans le réel. On fait l’expérience du virtuel non seulement dans un actuel ou une actualité mais aussi dans une réalité. Réalité des modèles et de leur application (donc des dispositifs de représentation), réalité par conséquent technique mais qui engage plus que ça : du langage, de l’écriture, de l’intelligible, du sensible, bref tout un monde de relations, de représentations, d’expériences auquel le virtuel appose (ou impose) sa marque particulière.


Le principal reproche à faire à ce stade tient à ce que l’auteur ne met pas en perspective les théories qu'il présente afin de comprendre d’où elles viennent, quel horizon les sous-tend : il ne les fait pas dialoguer d’un point de vue critique ou philosophique. Son commentaire va au constat de la dimension contradictoire des "définitions" du virtuel, qui se prête à des significations différentes selon l’usage qu’on veut en faire. Ça ne l’empêche pas d’essayer de nous convaincre malgré tout de l’"universalité" de la notion de virtuel car à travers elle, remarque-t-il, "c’est une théorie du réel qui nous est proposée : une théorie qui insiste sur la relativité et sur l'historicité de ce réel, et par conséquent, sur la relativité du virtuel lui-même, qui ne peut être appréhendé que dans sa relation dialectique au réel". Hum…


La suite reprend le principe de la définition en l’appliquant aux expressions dérivées : image virtuelle, réalité virtuelle. L’auteur en commente d'autres (dont Deleuze) en essayant d’homogénéiser la sauce, ce qui le conduit à ce genre de proposition : "Le concept d'image numérique renvoie donc à un "entre-deux" par définition virtuel, puisqu'il n'est concevable que dans une pensée qui en saisit la dimension temporelle (l'idée de passage d'un état à un autre) et relative (l'image numérique est toujours autre chose que ce qu'elle est actuellement)". Il y a l’idée d’attraper tout ce qui relève plus ou moins d’un effet novelty du numérique (transformation des supports et des formats, accessibilité tous azimuts des informations et des œuvres, partage des informations et des savoirs via le Net, etc.) pour en faire ou y voir un effet de la "virtualisation". Mais virtualisation de quoi ? On a du mal à le comprendre d’autant qu’on reste sur l’appel à une théorie du réel encore à l’état de mystère. On pourrait encore relever (à condition de s’y attarder) quelques indices qui semés en cours de route pourraient indiquer (à condition de vraiment vouloir les décoder) l’idée ou la direction sous-jacente : "toute réalité est virtuelle à partir du moment où elle est pensée en termes de relations entre les choses et les individus, et non en termes de choses en soi, la numérisation des données s'accompagne de leur virtualisation à partir du moment où ces données sont mises en réseau." Le virtuel ce serait donc la variabilité des points de vue (à partir du moment où une chose entre dans un rapport de communication) et le numérique serait son instrument.


On arrive un peu tout de même au cinéma en empruntant les chemins d’une analyse sociocritique destinée à dégager les oppositions qui structurent l’idée de virtuel chez ceux qui en parlent (le mieux ou le plus mal ?), ces oppositions étant confirmées d’une certaine façon dans "les représentations audiovisuelles" avec, premiers exemples et films cités, Strange Days et Mars Attacks. Une mise en bouche en guise de prélude, la suite nous emmène enfin au sujet avec la "thématique" du virtuel au cinéma : cyber-criminalité, déréalisation (déconnexion de la réalité sous l’emprise de l’image), dictature virtuelle (contrôle de l’homme par la machine ou par un Etat technocratique et autoritaire). L’auteur admet lui-même que tout ça n’a pas grand sens, sinon à participer d’un discours ambiant et alimenter un certain imaginaire du virtuel. Mieux, il confesse : "Cette notion en elle-même ne signifie rien, non plus que les techniques informatiques auxquelles elle est aujourd'hui presque toujours associée." D’accord, mais est-ce qu’on ne pourrait pas parler un peu de cinéma alors ? Et bien non, en tout cas pas directement, car même s’il ne signifie rien, l’auteur tient quand même à identifier le virtuel ("le virtuel populaire" comme il dit) "par le biais du cinéma". C’est donc une analyse "stylistique" qu’il engage à travers des films comme Matrix, eXistenZ, Passé virtuel, Avalon, Tron, Total Recall, A. I., Terminator 2. Tout ça ne sert qu’à ressortir les oppositions précédemment énoncées, le virtuel se pose en s’opposant (au réel) et ces films structurent dans leurs récits cette opposition autour de rapports d’exclusion/inclusion.


Je passe sur le chapitre suivant parce qu’on sait déjà à la fin de celui-ci qu’on n’y avancera pas plus, ni sur la question du virtuel ni sur celle du cinéma pour en venir au 3e qui se donne pour tâche d’analyser le cinéma hollywoodien (et assimilé) dans la perspective d’une critique du postmodernisme inspirée par Lyotard (et en reprenant au passage des textes comme L’écran post-moderne de Laurent Jullier). Déjà que les films cités n’ont pas grand-chose pour eux (Le Seigneur des anneaux, Matrix, Da Vinci Code), ça revient un peu (et même beaucoup) à tirer sur l’ambulance. En bref ces films encouragent leurs spectateurs à céder à leurs penchants, c’est-à-dire à se maintenir dans la "posture narcissique et parasitaire" qui caractérise (pour l’auteur) l’adolescent, à préférer la sensation à la réflexion et la pensée magique à l’épreuve de la réalité. "Spontanéisme et valorisation du pulsionnel, mise en avant des particularismes communautaires, absence de vision cohérente (...) du monde, assimilation des faits humains (...) à des lois de la nature, explication magique de l'Histoire, réduction de l'intelligible au sensible..." : tels sont les attributs des films "postmodernes". En résumé c’est nul, c’est con, c’est régressif mais avait-on vraiment besoin du postmoderne pour le savoir ?


C’est que le postmoderne sert de voie à la critique idéologique qui intéresse véritablement l’auteur. Dénoncer "la pensée magique" et le "repli narcissique" du spectateur postmoderne c’est dénoncer la société de consommation dans l’économie "globalisée" de notre temps. Il le dit : "le style postmoderne dans les médias de l'image en mouvement" c'est "de l'idéologique matérialisé par cette image (…) Inutile de revenir sur les éléments constitutifs de l’idéologie en question : capitalisme, consumérisme, communautarisme, etc." A partir de là l’ouvrage prend un tour quasi mélenchonien dans son usage de la critique idéologique : du côté des "arts numériques" (les cultureux) on trouve les élites qui font mine de mépriser les puissances de l’argent alors qu’elles leur sont soumises ("toute approche postmoderne de la culture, même et peut-être surtout celle qui se veut "de gauche", est vouée à reconduire une définition de la réalité contenue en filigrane dans le modèle mondialiste prôné par l'économie libérale"). Du côté du cinéma (le populo) on a affaire à des récits qui servent d’opium et d’aliment idéologique pour encourager le spectateur dans le refus de l’Histoire et la consommation abrutie. Ce qui est drôle c’est que l’auteur énonce au fond tous les reproches qu’on peut lui faire à travers ses propres critiques à l’endroit des "conceptions" auxquelles il fait la part belle : "Pour schématique et polémique qu'il puisse paraître, ce rapprochement entre deux pratiques artistiques aussi éloignées l'une de l'autre (...) que peuvent l'être les arts numériques "authentiquement artistiques", et un cinéma des effets spéciaux (...), permet de mettre en évidence, par le biais d'une réflexion sur la postmodernité, leur plus petit dénominateur commun : la promotion exclusive d'un "virtuel" purement formel au service d'une conception du réel fondamentalement essentialiste..." Schématisme, polémisme, formalisme, plus petit commun dénominateur : c’est à peu de choses près le résumé que j’aurais fait du traitement du sujet.


Alors pourquoi est-ce qu’à mon tour usais-je mon temps (ainsi que celui du lecteur) à ces vaines considérations ? Et bien parce que le sujet des rapports du virtuel au cinéma (surtout dans la formulation qu’en donnait le titre) apparaît autrement pertinent que ce panorama emprunté dont la conclusion salue opportunément la supercherie ("le virtuel au cinéma (...) est à chercher, indépendamment des techniques numériques (...), au niveau (…) d'un virtuel du cinéma"). Le virtuel c’est en effet avant tout ce que peut le cinéma en tant qu’art de l’image mais aussi en tant qu’écriture (moyen de produire des textes). Je dis écriture plutôt que langage parce que le fait d’accorder au cinéma un langage propre ne suffit pas à témoigner de son expressivité. Pur produit de l’hyper spécialisation de la recherche, l’ouvrage de Garcia évite soigneusement de voir de ce côté-là ce qui lui aurait permis d’affermir sa critique en la portant au cœur du sujet et non à sa périphérie et surtout de l’établir en connaissance de cause, c’est-à-dire en comprenant à quel point les possibilités introduites par l’idée de virtuel relèvent de problématiques anciennes (comme l’a fort bien démontré François Rastier dans Créer : Image, Langage, Virtuel).


Ainsi derrière la question du virtuel c’est peu ou prou la vieille question de la nouveauté qui revient. Ce qui se prête à l’innovation (disons depuis le cinéma parlant) ne concerne pas tant la question du cinéma que celle de son identité (la façon dont on le reçoit). Mais encore faudrait-il préciser : c’est évidemment de technique que l’on parle parce que le cinéma c’est d’abord une affaire de technique (donc tout le contraire d’une virtualité). Mais c’est ensuite devenu autre chose (une question d’art pour faire simple) et l’innovation est devenue secondaire. Du point de vue de ceux qui le reconnaissent comme une des institutions de la culture, la question n’est pas : de quoi est fait mon cinéma mais comment peut-il faire du neuf qui dure (et qui puisse prétendre à l’achèvement d’un devenir classique – comme le dit Rastier "une œuvre qui se renouvelle avec les époques, parce qu’elle était radicalement nouvelle dans la sienne"). Le nouveau n’est jamais que le visage inédit de l’ancien. Le cinéma comme les autres arts (à partir du moment où ils procèdent d’un langage) entre dans une dimension textuelle, un jeu de la ressemblance et de la différence qui le rapproche (plus qu’il ne le sépare) d’autres arts, dont il procède (la peinture, le théâtre) ou avec lesquels il communique par tous les biais imaginables. C’est à partir de cette ouverture (qui a pour nom culture) que pourrait faire sens une critique du virtuel. Une critique au vrai sens du terme, donc dans une visée d’affirmation et non seulement de dénonciation.


Affirmation par exemple que le véritable sens du virtuel c’est celui que nous transmettent les œuvres en tant que textes dont la signification, la poétique, la portée ne sont jamais entièrement réalisées mais toujours incertaines, dépendantes, incomplètes. C’est aussi parce que le sensible et l’intelligible s’y mêlent, s’y contredisent mais surtout s’y complètent que le travail (qui est celui du temps) ne peut jamais être achevé. Affirmer aussi que loin de l’immédiateté de l’expérience immersive, le virtuel du cinéma se trouve du côté de l’histoire personnelle (l'expérience à l'épreuve du temps long). Il n’y aurait pas un film, puis un autre, chacun s’effaçant pour laisser la place au suivant mais un seul et même spectateur en qui tous les films s’additionnent pour composer un singulier et mystérieux palimpseste. Chacun détenant une sorte de vérité latente, lacunaire, potentielle, dont il choisit ou pas de s’emparer. Il y a fort à parier que l’œuvre ainsi envisagée ne constitue qu’un prélude et que les frontières qui la séparent d’une autre ou de son spectateur soient des plus poreuses. Virtualité dans l’espace, virtualité dans le temps. On est ici (comme le reconnaît Thibaut Garcia) dans l’expression d’un rapport. L’idée de virtuel passe par tous les éclairages vus et revus (opposition à l’actuel, au réel, façon de mettre du faux à la place du vrai…). Mais tous ces aspects font partie des œuvres et font que l’on peut avoir avec elles un rapport ouvert et enrichissant. Ce qui est nouveau, contrairement à l’idée de virtuel, c’est la façon de le rabattre sur l’époque pour en faire un symptôme ou une révolution. Alors il est vrai qu’aujourd’hui le technique subsume tout parce que les sociétés ne sont plus capables d’avoir la culture pour dénominateur commun. La culture est atteinte par la consommation mais est-ce une raison suffisante pour vouloir l’enfermer dans les frontières trop étroites de la technique en s’autorisant de toutes les visibilités trompeuses du temps ? Pas sûr. Pour le moment et en guise de conclusion je ne vois pas mieux que ces mots de François Rastier : "reconnaître de façon critique les liens que l'on conserve inévitablement avec les traditions représentatives, faire deviner leur présence, reste ainsi une condition pour faire émerger du nouveau".

Artobal
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le 22 déc. 2016

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