Qui a tué mon père est le troisième roman d'Édouard Louis, qui avait fait une entrée remarquée dans le monde littéraire en 2014 avec En finir avec Eddy Bellegueule. Dans ce premier roman, que certains avaient vu à tort ou à raison comme un règlement de compte avec sa famille, Edouard Louis né Eddy Bellegueule racontait sans filtre son enfance et son adolescence en tant que garçon efféminé et homosexuel dans un milieu populaire, prolo comme disent certains, dans le Nord de la France. J’avais été très touché mais aussi un peu gêné par ce roman, en particulier parce que la frontière très floue entre fiction et autobiographie était troublante. En 2016, son deuxième roman Histoire de la violence était également une réussite à mes yeux, même s’il m’avait moins marqué que le premier.


Dans ce troisième roman, Edouard Louis reste dans le genre autobiographique, puisqu’il nous parle de son père et de sa relation avec lui. C’est aussi un livre engagé, qui constate et dénonce le déterminisme social. J’ai été marqué par ce passage, où Edouard, âgé de sept ans me semble-t-il, pleure car la voiture de son père a été détruite par un camion de passage :



Est-ce que tu m’avais déjà fait comprendre que nous faisions partie de
ceux que personne ne viendrait aider ? Est-ce que tu m’avais déjà
transmis le sens de notre place au monde ?



Il y également ce passage sur la jeunesse de son père :



Tu as essayé d’être jeune pendant cinq ans. Quand tu es parti du
lycée, seulement quelques jours après avoir commencé, tu as été
embauché à l’usine du village mais tu n’es pas resté longtemps non
plus, à peine quelques semaines. Tu ne voulais pas reproduire la vie
de ton père et de ton grand-père avant toi. Ils avaient travaillé
directement après l’enfance, à quatorze ou quinze ans. Ils étaient
passé sans transition de l’enfance à l’épuisement et à la préparation
à la mort, sans avoir le droit aux quelques années d’oubli du monde et
de la réalité que les autres appellent la jeunesse – c’est une formule
un peu bête, les quelques années d’oubli que les autres appellent la
jeunesse.



Toi pendant cinq ans tu as lutté de toutes tes forces pour être jeune,
tu es parti vivre dans le sud de la France en te disant que là-bas la
vie serait plus belle, moins écrasante de par la présence du soleil,
tu as volé des mobylettes, tu as passé des nuits sans dormir, tu as bu
le plus possible. Tu as vécu toutes ces expériences le plus
intensément et le plus agressivement possible à cause du sentiment que
c’était quelque chose que tu volais – c’est ça, c’est là que je
voulais en venir : il y a ceux à qui la jeunesse est donnée et ceux
qui ne peuvent que s’acharner à la voler.



Le titre du livre est Qui a tué mon père, et l’absence de point d’interrogation est essentielle. Il ne s’agit pas d’une question mais d’une accusation. Edouard Louis accuse. L’auteur énumère sans concession les coups portés depuis plus de dix ans à ceux qui luttent chaque jour pour vivre : le dé-remboursement de certains médicaments en 2006 par le président Jacques Chirac et son ministre de la santé Xavier Bertrand ; la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, qui met en cause les « assistés » et humilie ceux qui ont déjà honte d’eux-même ; le remplacement du RMI par le RSA en 2009 par Nicolas Sarkozy devenu président et Martin Hirsch, qui oblige à accepter des conditions de travail indignes pour pouvoir toucher des indemnités ; la loi Travail en 2016 par le président François Hollande et sa ministre Myriam El Khomri, qui bascule encore plus le rapport de force en faveur des employeurs face aux employés ; les déclarations en 2017 du président Emmanuel Macron aux syndicalistes en t-shirt qui devraient travailler pour pouvoir se payer un costume ou sur les « fainéants » qui empêchent les réformes.



Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac.
L’histoire de ta souffrance porte des noms. L’histoire de ta vie est
l’histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t’abattre.
L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédé
pour le détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique.



Tout le troisième et dernier chapitre du livre est ainsi un réquisitoire violent mais profondément juste contre les gouvernants qui ont mené les politiques qui cassent les gens, dégradent les conditions de travail, pourrissent leur vie quotidienne, jusqu’à les rendre malades et les empêcher de se soigner.


A l’heure où il est à la mode de dire que la politique ne sert à rien, Edouard Louis rappelle au contraire son importance essentielle :



Tu avais conscience que pour toi la politique était une question de
vie ou de mort.



Il explique également ceci, qui m’a semblé tout à fait vrai :



Chez ceux qui ont tout, je n’ai jamais vu de famille aller voir la mer
pour fêter une décision politique, parce que pour eux la politique ne
change presque rien. Je m’en suis rendu compte, quand je suis allé
vivre à Paris, loin de toi : les dominants peuvent se plaindre d’un
gouvernement de gauche, ils peuvent se plaindre d’un gouvernement de
droite, mais un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de
digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un
gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. La politique ne change
pas leur vie, ou si peu. Ça aussi c’est étrange, c’est eux qui font la
politique alors que la politique n’a presque aucun effet sur leur vie.
Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question
esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde,
de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir.



Ce roman apparait également comme déclaration d’amour d’Edouard Louis à son père, qui vient nuancer la critique féroce de son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule. Je retiens notamment ce passage, à la fin du livre :



Tu as changé ces dernières années. Tu es devenu quelqu’un d’autre.
Nous nous sommes parlé, longtemps, nous nous sommes expliqués, je t’ai
reproché la personne que tu as été quand j’étais enfant, ta dureté,
ton silence, ces scènes que j’énumère depuis tout à l’heure et tu m’as
écouté. Et je t’ai écouté. Toi qui toute ta vie as répété que le
problème de la France venait des étrangers et des homosexuels, tu
critiques maintenant le racisme de la France, tu me demandes de te
parler de l’homme que j’aime. Tu achètes les livres que je publie, tu
les offres aux gens autour de toi. Tu as changé du jour au lendemain,
un de mes amis dit que ce sont les enfants qui transforment leurs
parents, et pas le contraire. Mais ce qu’ils ont fait de ton corps ne
te donne pas la possibilité de découvrir la personne que tu es devenu.



Je ne sais pas si cela transparait dans ce que j’ai écrit depuis le début de ce billet, mais ce livre m’a énormément plu et profondément marqué. C’est un livre totalement engagé mais aussi profondément ancré dans le réel. Il s’agit d’une oeuvre à la fois très intime et très politique, ce qui représente un peu tout ce que j’attends et que j’aime dans la littérature. Parce que la politique, comme le rappelle très justement et puissamment Edouard Louis dans ce texte, a un impact sur le quotidien et la vie des « gens ordinaires », et que ce roman en est la synthèse parfaite.

ZeroJanvier
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le 5 mai 2018

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Zéro Janvier

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