"Rapport aux bêtes" est un huis clos pesant, écrit à la première personne dans le langage bien particulier de Paul, le personnage principal dont on suit le cours des pensées. Paul est un paysan "fruste et violent", comme le dit la quatrième de couverture. Plus à l'aise dans son rapport aux bêtes, que dans son rapport aux humains, il donne à ses vaches toute l'attention et l'empathie qu'il est incapable de procurer à sa femme, réduite à sa fonction reproductrice et à ses enfants, nuée parasite et encombrante, dont le nombre reste indéterminé tout au long du récit.
Lorsque Jorge, l'ouvrier portugais engagé pour l'été, arrive à la ferme, Paul semble s'humaniser peu à peu.


Paul fait partie de ces paysans "à l'ancienne", caricaturaux. Se tuant à la tâche, battant sa femme, refusant de voir le mal qui grandit en elle, il vit dans l'isolement. Paul peut passer une nuit entière au chevet de sa vache qui met bas, mais est incapable de visiter sa femme à l'hôpital. Il connait chacune de ses vaches et veaux par leur prénom, mais ne connait pas celui de ses enfants et appelle semble avoir oublié celui de sa femme, qu'il appelle "Vulve". Paul passe une main affectueuse sur le dos de ses bêtes, tandis que de l'autre il cogne sur sa femme ou ses enfants. Paul aime ce qu'il comprend, ce qu'il contrôle, ce qu'il peut dominer et maîtriser : les bêtes, les champs, la ferme. L'être humain, avec ses humeurs, ses sentiments, lui échappe complètement. Il réduit donc son rapport à l'humain au strict minimum, tentant d'y amener un semblant d'ordre par le seul langage qu'il connait, celui de la domination et des coups.


L'arrivée de Georges (et non Jorge, on est en Suisse ici!) va agir comme une intrusion du monde extérieur et bousculer l'équilibre précaire de la ferme. Bien bâti, travailleur et dur à la tâche, George bénéficie de ce fait d'une certaine forme de respect de la part de son patron. Avec son verbe facile, sa chaleur du Sud, son instruction, l'ouvrier va insensiblement humaniser le paysan. Avec Vulve tout d'abord, qui semble prendre une place nouvelle au contact de George, allant même jusqu'à réveiller un sentiment de jalousie chez son mari. Éberlué, Paul découvre les besoins de sa femme, sa maladie. Va accepter de la faire soigner, allant même jusqu'à lui aménager une chambre pour sa convalescence. Durant une saison, il va se prêter plus ou moins maladroitement aux jeux des relations humaines, de la vie sociale, de la vie de couple. Et puis, arrivé au terme de son contrat, Georges va repartir, laissant derrière lui Paul, Vulve, et leur isolement, dans une scène finale qui résonne comme un hommage au texte de Ramuz, http://pages.infinit.net/poibru/ramuz/citation/livretfamille.htm


Le langage de Paul est à son image, dur et brut ; la syntaxe approximative et les tournures de phrases souvent tordues. Passée la surprise des premières pages, on se laisse emporter par la poésie et le rythme particulier de cette langue paysanne. Alice Revaz a vraiment accompli un travail remarquable au niveau du style, inventant quasiment une langue nouvelle. Ce n'est pas "beau", mais c'est puissant et cela sert merveilleusement bien le récit.


On n'arrive pas à aimer Paul, on n'arrive pas non plus à le détester totalement. On rit, parfois un peu malgré nous, face au caractère désespérant de Paul, qui malgré ses tentatives, semble incapable de dépasser sa vraie nature. On va même parfois jusqu'à s'attendrir. Mais "Rapport aux bêtes" reste un roman désabusé qui laisse peu de place à l'espoir. Poignant et remarquable.


https://pointplume.blogspot.ch/2017/11/rapport-au-betes-alice-revaz.html

dididoumdida
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le 14 nov. 2017

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