C'est vraiment un magnifique hommage que rend Odile Ayral-Clause à une jeune poétesse, immense par le talent, Sabine Sicaud. Cette jeune prodige est décédée à l'âge de quinze ans à la suite d'une gangrène. Elle passa toute sa vie à Villeneuve sur Lot dans la maison familiale "La Solitude" qui connut sa naissance et son dernier soupir. Sa trop courte vie était pourtant pleine d'espérance grâce à son talent inné.


Sabine était encrée à "La Solitude", encrée à tel point que c'est dans cette demeure qu'elle verra le jour le 23 février 1913. Elle était issue d'une famille très cultivée. Son père, avocat puis Conseiller à la préfecture de Montauban, était très lié à Jaurès avec lequel il entretenait une correspondance. Sa mère versait dans la littérature et dans le journalisme. Sabine eut la chance de présenter de nombreux dons artistiques dès l'âge de six ans avec des esquisses de poèmes car la nature entourant son lieu de vie l'inspirait. A douze ans son imagination, sa sensibilité et son talent sont tels qu' elle reçoit déjà le prix "Jasmin d'Argent". Un an plus tard elle est consacrée aux "Arts Floraux" que préside notamment Anna de Noailles lui portant un grand intérêt.


En 1927 tout va se briser à la suite d'une blessure au pied. Refusant de quitter "La Solitude" pour se soigner, la gangrène propage son œuvre maléfique inexorablement, fauchant Sabine en pleine jeunesse le 12 juillet 1928. La vie d'une jeune fille hors du commun, éprise de progrès, le cinéma la passionnait, s'arrêtera là le plus bêtement du monde. La jeune poétesse nous a laissé un certain nombre de poésies assez fabuleuses et parfois poignantes, écrites à la fin de sa vie et en pleine souffrance. Vous pourrez ainsi percevoir toute sa dignité, toute sa sensibilité au travers des trois œuvres bouleversantes que je vous présente et qu'elle eut la force de nous offrir:


- Quand je serai guérie.
- Vous parler ?
- Ah ! Laissez-moi crier !


QUAND JE SERAI GUERIE


Filliou*, quand je serai guérie,
Je ne veux voir que des choses très belles...


De somptueuses fleurs, toujours fleuries ;
Des paysages qui toujours se renouvellent,
Des couchers de soleil miraculeux, des villes
Pleines de palais blancs, de ponts, de campaniles
Et de lumières scintillantes... Des visages
Très beaux, très gais ; des danses
Comme dans ces ballets auxquels je pense,
Interprétés par Jean Borlin. Je veux des plages
Au décor de féerie,
Avec des étrangers sportifs aux noms de princes,
Des étrangères en souliers de pierreries
Et de splendides chiens neigeux aux jambes minces.


Je veux, frôlés de Rolls silencieuses,
De longs trottoirs de velours blond. Terrasses,
Orchestres bourdonnant de musiques heureuses...
Vois-tu, Filliou, le Carnaval qui passe ?
La Riviera débordante de roses ?
J'ai besoin de ne voir un instant que ces choses
Quand je serai guérie !


J'aurai ce châle aux éclatantes broderies
Qui fait songer aux courses espagnoles,
Des cheveux courts en auréole
Comme Maë Murray, des yeux qui rient,
Un teint de cuivre et l'air, non pas d'être guérie,
Mais de n'avoir jamais connu de maladie !


J'aurai tous les parfums, " les plus rares qui soient ",
Une chambre moderne aux nuances hardies,
Une piscine rouge et des coussins de soie
Un peu cubistes. J'ai besoin de fantaisie...


J'ai besoin de sorbets et de liqueurs glacées,
De fruits craquants, de raisins doux, d'amandes fraîches.
Peut-être d'ambroisie...
Ou simplement de mordre au coeur neuf d'une pêche ?


J'ai besoin d'oublier tant de sombres pensées,
Tant de bols de tisane et d'heures accablantes !
Il me faudra, vois-tu, des choses si vivantes
Et si belles, Filliou... si belles - ou si gaies !


Nul ne sait à quel point nous sommes fatiguées,
Toutes deux, de ce gris de la tapisserie,
De l'armoire immobile et de ces noires baies
Que le laurier nous tend derrière la fenêtre.


Tant de voyages, dis, de pays à connaître,
De choses qu'on rêvait, qui pourront être
Quand je serai guérie...


(*) petit nom que l'auteur donnait à sa mère


      *********************************

VOUS PARLER ?


Vous parler ? Non. Je ne peux pas.
Je préfère souffrir comme une plante,
Comme l'oiseau qui ne dit rien sur le tilleul.
Ils attendent. C'est bien. Puisqu'ils ne sont pas las
D'attendre, j'attendrai, de cette même attente.


Ils souffrent seuls. On doit apprendre à souffrir seul.
Je ne veux pas d'indifférents prêts à sourire
Ni d'amis gémissants. Que nul ne vienne.


La plante ne dit rien. L'oiseau se tait. Que dire ?
Cette douleur est seule au monde, quoi qu'on veuille.
Elle n'est pas celle des autres, c'est la mienne.


Une feuille a son mal qu'ignore l'autre feuille.
Et le mal de l'oiseau, l'autre oiseau n'en sait rien.


On ne sait pas. On ne sait pas. Qui se ressemble ?
Et se ressemblât-on, qu'importe. Il me convient
De n'entendre ce soir nulle parole vaine.


J'attends - comme le font derrière la fenêtre
Le vieil arbre sans geste et le pinson muet...
Une goutte d'eau pure, un peu de vent, qui sait ?
Qu'attendent-ils ? Nous l'attendrons ensemble.


      **********************************

AH ! LAISSEZ-MOI CRIER


« Ah! Laissez-moi crier, crier, crier …
Crier à m’arracher la gorge!
Crier comme une bête qu’on égorge,
Comme le fer martyrisé dans une forge
Comme l’arbre mordu par les dents de la scie,
Comme un carreau sous le ciseau du vitrier…
Grincer, hurler, râler. Peu me soucie
Que les gens s’en effarent. J’ai besoin
De crier jusqu’au bout de ce qu’on peut crier.


Les gens? Vous ne savez donc pas comme ils sont loin
Comme ils existent peu, lorsque vous supplicie
Cette douleur qui vous fait seul au monde?
Avec elle on est seul, seul dans sa geôle
Répondre? Non. Je n’attends pas qu’on me réponde.
Je ne sais même pas si j’appelle au secours
Si même j’ai crié, crié comme une folle
Comme un damné toute la nuit et tout le jour
Cette chose inouïe, atroce, qui vous tue
Croyez-vous qu’elle soit
Une chose possible à quoi l’on s’habitue
Cette douleur, mon Dieu, cette douleur qui tue
Avec quel art cruel de supplice chinois
Elle montait, montait à petits pas sournois
Et nul ne la voyait monter, pas même toi
Confiante santé, ma santé méconnue
C’est vers toi que je crie, ah c’est vers toi, vers toi!
Pourquoi, si tu m’entends n’être pas revenue?
Pourquoi me laisser tant souffrir, dis-moi pourquoi
Ou si c’est ta revanche et parce qu’autrefois
Jamais, simple santé, je ne pensais à toi? »


Si vous avez, je l'espère, apprécié ces merveilleux poèmes, je suis certain que vous désirerez faire plus ample connaissance avec Sabine Sicaud grâce à cet ouvrage indispensable dans ce domaine littéraire, écrit par Odile Ayral-Clause et paru en avril 1977 aux éditions "Dossiers D'aquitaine". Rarement un livre n'a jamais si bien porté son titre.


Voici le lien d'un très beau site de référence sur Sabine Sicauid. Vous apprendrez beaucoup de choses sur cette jeune poétesse et vous pourrez vous délecter en lisant ses magnifiques textes:
http://www.sabinesicaud.com/

Grard-Rocher
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le 24 mars 2014

Modifiée

le 17 mars 2014

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