Samarcande
7.8
Samarcande

livre de Amin Maalouf (1988)

Le rêve éveillé d'Omar Khayyâm

Il est temps de revenir sur le roman historique "Samarcande", écrit d'une main de maître par Amin Maalouf, auteur reconnu pour la richesse de son œuvre et ses livres mémorables, tels "Léon L'Africain" ou encore "Les croisades vues par les arabes".


L'écrivain Maalouf fascine autant pour son érudition et son talent littéraire que la singularité de son parcours, à l'intersection de plusieurs espaces civilisationnels. Né à Beyrouth en 1949, il a grandi dans un environnement multiculturel. Sur l'insistance de sa mère, il reçoit une éducation jésuite dans un quartier cosmopolite de Beyrouth où il côtoie de nombreuses nationalités (palestiniens, égyptiens...) et religions (chrétiens, musulmans...). Après une carrière dans le journalisme, il a choisi de quasi-exclusivement se consacrer à l'écriture de ses livres, imprégnés de son aversion pour les « sociétés monochromes ». Il n'y a par conséquent rien d'étonnant à ce que son œuvre soit globalement marquée par le brassage des cultures et l'image du voyageur ambulant, sans pour autant verser dans le nomadisme d'un Jacques Attali.
Même si son œuvre relève pour l'essentiel de la fiction et qu'Amin Maalouf n'est pas historien de formation, on note chez lui un respect minutieux des sources utilisées pour argumenter ses essais ou établir le contexte de ses intrigues. Durablement marqué par les conflits qui ont ensanglanté l'histoire du Liban et l'ensemble du Moyen-Orient, il ne manque jamais une occasion de mettre en exergue les conséquences délétères du fanatisme et des divisions confessionnelles, sans pour autant omettre l'extrême complexité des enjeux et des rapports de force dans cette région du monde.


L'ouvrage qui nous intéresse ici concentre toutes ces caractéristiques. "Samarcande" se présente comme un diptyque, avec une partie focalisée sur la Perse du XIème siècle tandis que l'autre s'attarde sur la révolution constitutionnelle de 1905. Dans les deux cas, Amin Maalouf mêle subtilement réalité et fiction.


Lorsque s’ouvre le récit, à l’été 1072, le célèbre Omar Khayyâm, astronome, mathématicien, homme de lettre et poète à ses heures perdues, mène une vie d'errances et de voyages à travers l'Empire Seldjoukide. Suite à une confrontation avec un dévot, il trouve refuge auprès du Cadi de la cité de Samarcande, considérée à l'époque comme le joyau du monde arabo-perse. Ce dernier lui offre un livre vierge de kaghez chinois, le meilleur papier de tout l’Empire, sur lequel il pourra écrire ses pensées et ses vers, ce qui donnera naissance au manuscrit des Robaïyat, agrémenté de nombreuses enluminures et peintures. Les quatrains d'Omar célèbrent la vie, le vin et l'amour des femmes, telle une ode à l'épicurisme, voire à l'hédonisme. Il n'hésite pas à tourner en dérision la vanité du pouvoir et l’hypocrisie des faux dévots.
Le poète croise sur sa route d'importantes personnalités de cette époque, à commencer par le vizir Nizam-el-Mok premier grand homme politique perse, aussi ambitieux et avide de pouvoir qu'habile et excellent conseiller. Omar Khayyâm fera également connaissance du terrible Hassan Sabbah, celui qui donnera naissance à la secte ismaélite des Assassins, retranchée dans la forteresse d'Alamut. À ces figures historiques s'ajoutent des personnages certes inventés par Maalouf, mais non moins importants pour le récit, à l'instar de la poétesse Djahane, dont Omar tombe éperdument amoureux.
La seconde partie de "Samarcande" se déroule bien plus tard, au XIXème siècle, après que l'ouvrage du poète ait été retrouvé et remis aux mains d'un philosophe dissident opposé au pouvoir en place. Le précieux manuscrit échoit finalement à Chirine, petite fille du Shah de Perse. Dans un contexte politique extrêmement mouvementé, puisque marqué par la révolution persane et la contre-attaque des partisans du Shah, un américain du nom de Benjamin O. Lesage parvient à mettre la main sur le livre avant d'embarquer sur le Titanic…


"Samarcande" est une savante alchimie mêlant allègrement la fascination que peut exercer sur nous l'histoire passée de l'Orient, via un souvenir vibrant de la Perse des Robaïyat, et la puissance évocatrice de l'imaginaire. Le roman nous fait parcourir divers lieux mythiques qui semblent tout droit sortis des "Mille et une Nuits" et parvient à nous communiquer l'ivresse du voyageur.


De nombreux éléments sont bien sûr romancés et doivent être soupesés avec précaution par le lecteur désireux de ne pas se laisser bercer d'illusion vis-à-vis de ce qu'a véritablement vécu Omar Khayyâm. Amin Maalouf respecte scrupuleusement les faits connus, mais complète les cases vides à grand renfort de personnages fictifs et d'interactions mises au service de son récit.
Les principaux protagonistes de la seconde partie résultent de son imagination, mais leur attitude et leurs motivations n'entrent nullement en contradiction avec le cadre dans lequel leurs actions s'inscrivent. Si le parcours du manuscrit de "Samarcande" est fictif, puisqu'aucun original des Robaïyat n’a été retrouvé, le contexte socio-politique n'est en rien d'inventé.


À la différence d'un ouvrage académique certes richement documenté, mais relativement hermétique au grand public, le roman historique a pour avantage d'instruire le lecteur d'autant plus facilement qu'il se trouve immergé dans le contexte de l'époque via l'intrigue et ses personnages, à condition du moins que l'exercice soit parfaitement maîtrisé. Le processus d'identification lui permet de mieux comprendre les enjeux et toucher du doigt ce que pouvaient vivre et ressentir les personnes de l'époque.
Cette intention est explicitement revendiquée par l'auteur : « Je pense qu'utiliser l'histoire et les légendes dans un roman et les mêler à notre propre imaginaire est un geste beaucoup plus juste que de prétendre raconter l'histoire en elle-même. ».


Omar Khayyâm, Nizam-el-Mok et Hassan Sabbah agissent tels des archétypes et chacun d'eux incarne une facette de la Perse, illustrant l'étendue de sa complexité et de ses paradoxes.
Nizam-el-Mok préfigure le chef d'État réformiste qui souhaite inaugurer par l'entremise de son ministère une nouvelle période de prospérité, même si cela implique des compromis au point d'endurer les décisions absurdes d'un sultan turc bien loin d'être un despote éclairé.
Hassan Sabbah sème quant à lui la subversion et devient rapidement un prédicateur intransigeant persuadé d'être investi d'une mission divine. Son fanatisme est largement discrédité par l'écrivain, qui ne manque pas de faire valoir son opinion via les autres personnages : « Il méprise ce qu'il y a de plus beau dans la création et ose promettre le Paradis ! ». Ses préceptes peuvent en effet être assimilé à un nihilisme puisqu'ils reviennent à tout sacrifier au nom d'une abstraction: « Mourir est plus important que tuer. Nous tuons pour nous défendre, nous mourons pour convertir, pour conquérir. Conquérir est un but, se défendre n'est qu'un moyen. ». De son repaire, l'artisan de la terreur façonne un empire de l’ombre dont l'influence s'étendra dans toute la Perse et au-delà. La secte des Assassins a d'ailleurs beaucoup inspiré le premier opus de la saga "Assassin's Creed", licence très lucrative de la société Ubisoft.
Omar Khayyam, par delà la figure du poète et du savant, incarne quant à lui une certaine vision de l'épicurisme, guettant les rares joies de l'instant présent tout en composant ses vers et profitant des beautés d'un monde émancipé des affaires humaines : « Ma façon de prier ? Je contemple une rose, je compte les étoiles, je m'émerveille de la beauté de la création, de la perfection de son agencement, de l'homme, la plus belle œuvre du Créateur, de son cerveau assoiffé de connaissances, de son cœur assoiffé d'amour, de ses sens, tous ses sens, éveillés ou comblés. ». Le personnage incarne le rayonnement intellectuel et culturel du monde arabo-perse de l'époque, tout en revêtant ses contradictions, puisqu'il se désintéresse des affaires politiques, quitte à ce que cet âge d'or des sciences et des arts prenne fin. Notons aussi que malgré son refus de prendre part aux intrigues, c'est par son intermédiaire que le jeune Hassan est présenté à Nizam-el-Mok, ce qui se soldera par une guerre ouverte.


La discussion et la confrontation entre les idées véhiculées par ces trois personnages donne largement matière à réfléchir au lecteur.
Ces trois tendances se perpétuent également via les différentes factions présentes lors de la révolution constitutionnelle persane de 1905 : « La Perse est malade […].Il y a plusieurs médecins à son chevet, modernes, traditionnels, chacun propose ses remèdes, l'avenir est à celui qui obtiendra la guérison. Si cette révolution triomphe, les mollahs devront se transformer en démocrates ; si elle échoue, les démocrates devront se transformer en mollahs. ».


Si les choix effectués par Hassan Sabbah et les fanatiques qui se revendiquent de son héritage relèvent vite d'une voie sans issue, il est bien plus difficile de trancher entre l'engagement du vizir dans les affaires politiques au risque de voir ses espoirs réduits à néant et le détachement d'Omar Khayyâm.
Sa philosophie n'est pas sans rappeler la puissance évocatrice du rêve telle qu'on peut la retrouver dans le comics "Sandman" de Neil Gaïman, voyage ésotérique centré sur l'histoire du marchand de sable Morphée : « Les contes et les rêves sont les vérités fantômes qui dureront, quand les simples faits, poussière et cendre, seront oubliés. ». Le scénariste s'est d'ailleurs amusé à imaginer une bibliothèque dans laquelle seraient recensés tous les chefs d'oeuvre jamais écrits de l'histoire de l'humanité. Le manuscrit des Robaïyat par le poète perse aurait très bien pu y figurer.


Ce qui relève des affaires du monde et des vicissitudes de la politique n'est guère destiné à durer, mais la poésie d'Omar Khayyâm est elle-aussi vouée à une existence éphémère puisque l'ouvrage tant convoité finit à jamais perdu dans les eaux noires de l'Atlantique. Benjamin O. Lesage, voyageur rescapé du naufrage du Titanic, ne peut que constater avec amertume l'ampleur de cette perte irrémédiable.
La disparition du manuscrit implique en effet celle de tout un pan de la Perse d'Omar Khayyâm, d'une prospérité jadis révolue, de ce joyau qu'était Samarcande. Tout s'évanouit alors dans les larmes de l'oubli : « Goutte d’eau qui tombe et se perd dans la mer. Grain de poussière qui se fond dans la terre, que signifie notre passage en ce monde ? Un vil insecte a paru, puis disparu. ».


Mais peut-être pourrez-vous au moins effleurer la splendeur de ce monde perdu en lisant "Samarcande".

Wheatley
8
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le 10 sept. 2020

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