L'introduction de Sous le soleil de Satan peut pratiquement se lire comme une nouvelle à part. On y lit l'histoire de Mouchette, jeune femme enceinte qui tue le père supposé de son enfant. Si l'histoire est reliée au corps principal du roman par tout un réseau de liens (le personnage de Mouchette, qui fera une courte apparition ultérieurement ; la présence du mal, voire de Satan lui-même, présence d'une telle subtilité qu'elle peut très bien être confondue avec l'instabilité mentale du personnage), elle reste cependant coupée, comme isolée du roman.
La suite, qui constitue le cœur même du roman, est divisée en deux parties, séparées par une longue ellipse. On y fait la connaissance d’un prêtre, l’abbé Donissan, qui va être considéré comme un saint (sans que l’on sache réellement, clairement, pourquoi) par la population. De nombreuses fois, le narrateur l’appelle Le Saint de Lumbres, surnom qui constitue même le titre de la dernière partie du roman.
Concrètement, le roman ne nous raconte que deux journées du curé. Pendant la première journée, Donissan, jeune prêtre terrassé par le doute sur ses capacités spirituelles, est attaqué par Satan, sur une route de campagne, en essayant de rejoindre la paroisse voisine. La seconde journée nous le montre, de nombreuses années plus tard, alors que sa réputation de saint est déjà faite (auprès de la population, mais pas du tout pour la hiérarchie ecclésiastique) tenter de ressusciter un jeune garçon.
Un homme sanctifié par la narration, tenté par la diable, luttant contre l’Adversaire, puis accomplissant des miracles : le roman, par sa structure, s’inspire largement des récits hagiographiques médiévaux, en particulier de La Légende Dorée.
Sauf qu’il s’agit ici d’une hagiographie moderne. Entre les récits de saints du Moyen Age et le roman de Bernanos, il y a des siècles d’écart, des siècles pendant lesquels la pensée s’est sécularisée. Le XIXème siècle a imposé sa vision restrictive de la raison. Aux yeux des penseurs, désormais, les choses spirituelles sont renvoyées dans le domaine des superstitions qui font doucement sourire (dans le meilleur des cas).
Avec une grande intelligence, Bernanos fait donc une hagiographie marquée par le doute. Ainsi, il n’exprime rien nettement. Il n’est plus possible, en 1926, de faire un roman où le Diable apparaît avec sa fourche, ses cornes et sa queue. Il s’insinue dans les pensées, il pénètre subtilement dans les personnages, on soupçonne tel personnage de ne pas être un humain ordinaire, mais Bernanos prend un malin (c’est le cas de le dire) plaisir à ne rien exprimer de façon manifeste. D’où viennent ces pensées ? Donissan a-t-il vraiment entendu la voix du diable, ou est-il seulement trop fatigué nerveusement ? Est-il réellement capable de faire un miracle, d’opérer une résurrection ou est-il juste un cinglé qui gesticule autour du cadavre déjà froid d’un bambin ?
Le doute est d’autant plus fort que la propre hiérarchie de Donissan ne croit pas à ses miracles. C’est clairement le peuple de Lumbres et des environs qui a fait de lui un saint capable d’accomplir des miracles. Ses supérieurs ne voient en lui qu’un gêneur, un trublion qui empêche l’église locale de ronronner tranquillement. La dernière partie est très significative : on y voit l’opposition entre Donissan et son collègue, curé du patelin d’à côté, un ancien professeur de chimie parfaitement matérialiste. Quoi de plus triste qu’un prêtre qui ne croit pas aux miracles, qui refuse l’intervention du surnaturel et pense que le monde n’est régi que par les équations de la physique ?
Car le problème majeur est bien là : le monde moderne rejette catégoriquement la spiritualité, et l’église elle-même est atteinte par ce mal. N’est-ce pas là la plus grande réussite du Diable, comme dirait Verbal Kint ? Le matérialisme, la victoire de la « raison » qui efface toute possibilité de vie spirituelle, qui accuse la foi d’être une idiotie ?


Il y a un aspect christique en Donissan. A commencer par son nom : Donissan, qui donne son sang, comme le Christ l’a fait lors de l’expiation. Ensuite, le fait qu’il soit incompris, voire rejeté par les officiels de la religion (la grandeur humaine gêne les médiocres). Enfin, il a sacrifié sa paix et sa vie dans un combat permanent contre le Mal. La lutte contre Satan ne se fait pas en un duel, c’est un combat constant, la lutte de toute une vie. Pour sauver les hommes autour de lui, Donissan a supplié d’être celui qui prendrait sur lui cette lutte. Au prix de sa paix et de sa santé.
Mais Donissan a compris aussi que rester à lutter sans quitter sa sacristie (aussi spartiate soit-elle) ne sert à rien. C’est un homme d’action, quelqu’un qui va chercher à étouffer ses doutes et ses peurs dans l’action.
D’extérieur, il paraît faible, maladroit, peu sociable, ne sachant pas vraiment comment agir, comme perdu. Mais cela ne fait que cacher un intérieur fort de ce combat permanent.


Très marqué par la Première Guerre Mondiale, Bernanos décrit notre monde comme l’emprise du Mal. Satan est « le prince de ce monde ». Oui, toute cette histoire se déroule sous son soleil, puisque cette terre et cette humanité semblent lui avoir cédé (pas forcément consciemment, parfois juste en niant son existence, ce qui ne fait que servir son propos). Dans un tel monde, Donissan, par sa lutte intérieure, par sa façon d’être différent du commun médiocre des mortels (et Bernanos est très féroce avec les autres personnages, qu'ils soient de bons bourgeois provinciaux ou des prêtres), par sa manière d’être hors du monde (Hors Satan, dirait Dumont), est forcément un géant. Un géant humble, empreint de doutes, gauche même (comme l’albatros de Baudelaire).
Bernanos, avec un style d’écriture unique, nous livre un portrait extraordinaire, une hagiographie dans le monde moderne.

SanFelice
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le 20 avr. 2019

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