Quitte à m’adonner aux pages laissées par la Beat generation, autant commencer le voyage à sa source, Avant la route, comme l’annonçait jusqu’il y a peu la traduction française du premier récit de Jack Kerouac, The Town and the City. Ses ouvrages suivants le confirmeront : Kerouac puise sa principale matière dans sa propre vie, rendant dans ses livres une réalité à peine altérée par l’écriture. S’il s’y trouve une part de romancé, c’est surtout dans la redistribution et parfois la division des actions et des pensées bien réelles entre des personnages aux noms fictifs, mais dont les comportements et leur évolution, souvent libérés de toute volonté de cohérence, dénotent une forte et âpre sensation de réel.


The Town and the City brasse la vie de la famille Martin de Galloway, miroir déformant des Kéroack de Lowell, Massachussetts. Quand George Martin polarise les thématiques que Kerouac développera autour de la figure de son père – un homme fort, honnête, simple et bon, fils des grandes terres du Nord de l’Amérique –, les traits de Jack sont disséminés entre les cinq garçons et trois filles, et recoupent les tempéraments de ses propres frères et sœurs ; l’on perçoit néanmoins une certaine focalisation sur Peter, un garçon timide qui aura connu la gloire et se sera renforcé dans des équipes de football avant son entrée à l’Université, où il découvre un puissant sentiment d’étrangeté mélancolique qui ne le quittera plus jamais.
De là découle un récit fluide, allant d’un personnage à l’autre au gré de leurs pensées. Tout comme le style est distendu, favorisant la prose spontanée, la structure dramatique est relâchée au point de n’être jamais apparente – refusant par le même coup à cet ouvrage l’appellation de "roman autobiographique" – : c’est un bout de vie entière qui, pour George, Joe, Francis, Peter, ou Mickey, est présenté. Aucun d’eux n’est un archétype, un symbole cohérent dont le dessein serait écrit dès sa naissance ; pris dans le flot irrégulier de la vie, ils se meuvent, s’éloignent, allant à la rencontre d’eux-mêmes, ou reviennent sur leurs pas, apeurés, terrassés par la solitude ou par l’angoisse.


Une ligne nette est pourtant tracée, qui suit en fait le rythme de la vie dans l’Amérique des années 30 jusqu’aux années 50, pour une famille telle que celle des Martin, attachée à sa petite ville et à son quotidien humble mais heureux. C’est la guerre qui, jetant les populations sur les routes, décimant la jeunesse vigoureuse et sapant les appuis de ceux qui restent, marque la fin d’un monde. Cette tragédie universelle prend un écho plus fort encore dans la famille Martin, au cœur de la pensée de Kerouac.
Dans la vie simple qu’ils menaient, les personnages ressentaient déjà les glissements provoqués par le monde moderne, qui résonnent en un sentiment de perte, de solitude, de vague. C’est ce malaise presque romantique qui jette deux ans durant Joe sur la route, dans un voyage face à l’inconnu, ou qui prend le petit Mickey, un soir d’hiver.



« Et finalement si, par quelque crépuscule neigeux où brille la lumière affaiblie du soleil sur le flanc d’une colline, quand les rayons du soleil sont réfléchis par les fenêtres des usines, vous voyez un garçonnet de six ans du nom de Mickey Martin, debout au milieu de la route avec son traîneau derrière lui, étonné de découvrir soudainement qu’il ne sait pas qui il est, d’où il vient, ce qu’il fait là, alors rappelez-vous que tous les enfants sont arrachés à l’enveloppe chaude du sein maternel avant même de comprendre que la solitude leur est échue en partage, et que c’est le seul moyen qu’ils ont de redécouvrir les hommes et les femmes. »



Dès avant les années 40, le nœud familial se distend, quand les jeunes quittent le foyer pour la fébrilité de la route ou de l’Université, alors que les parents restent attachés à une juste morale de la vie à « la sueur de leur front », mais qu’ils ne savent plus entièrement mettre en œuvre. Face à la guerre, la famille se disloque, et se voit poussée hors de sa petite ville, vers New York, un monde où dansent des silhouettes innombrables et inconnues, qui s’estompent, égarées, à l’ombre des gratte-ciels. Les enfants s’y dispersent, les uns dans l’armée, les autres dans la musique jazz et les sphères intellectuelles naissantes. Alors que ces nouveaux horizons s’ouvrent pour les Martin, leur malaise se mue en déchirement.


Kerouac manifeste là une réflexion d’une complétude et d’une humilité étonnantes. Pour son personnage principal, Peter, le cheminement entre les deux mondes – The Town and the City – est long. Tous deux opèrent sur lui une attraction forte et vraie : la nostalgie des joies simples, des jeux d’enfants, des rêves de gloire ; la poussée vers les Lettres, vers la philosophie, l’attrait de la modernité. C’est cette lente agrégation de doutes qui bâtit ce personnage qui, en 1957 sous le nom de Sal Paradise, se jette Sur la Route.
Les deux mondes s’opposent mais se complètent, se contraignent puis se déchirent l’un l’autre en une sorte de drame puissant, qui se traduit avant tout dans le ton du récit. Son premier tiers résonne d’éclats de voix puissants et heureux, charmants et attachants – une des plus belles peintures de la vie d’une famille soudée –, mais vite troublés par les doutes du deuxième acte, qui glisse enfin vers un brouillage total des certitudes, un questionnement frôlant souvent la métaphysique, où percent des appels violents, parfois désespérés, à des absolus qui sauraient peut-être redonner son sens au monde perdu : Dieu, les paradis artificiels, ou l’Eden de l’enfance.



« Mais bientôt la dignité, la joie et l'émerveillement ressaisissaient son père dans le miracle quotidiennement renouvelé de chaque battement de cœur, et il arrivait à émerger de son rêve de mort pour voir la mère, Mickey et Peter qui se déplaçaient dans la maison, il distinguait les mouvements lents et quelque peu grotesques du monde autour de lui, les choses pathétiques et précieuses de la vie, et quelques gouttes de l'immense pitié du monde entraient en lui comme une sorte de philtre ; une vision enflammait alors son cerveau misérable d'images de joie, de regret, d'affection, de tristesse, et il se mettait à parler et à rire. La vie se réveillait en lui. La connaissance de la mortalité, de l'émerveillement des enfants, des buts, des passions, des amours quotidiennes des hommes à l'apogée de leur vie, du silence et du chagrin des vieillards, toutes ces choses enflammaient son esprit comme des explosions de lumière, comme le rougeoiement puissant de la bougie qui s'éteint.
Mais la bougie, qui est lumière, s'éteint justement parce qu'elle est lumière. Et un matin de mai, il mourut. »



C’est cet attrait constant de deux pôles inverses qui renaît encore dans les ouvrages ultérieurs de Kerouac, mais généralement présentés l’un distinct de l’autre. Dans The Town and the City, la synthèse est entière, embrasse des personnages qui voguent, incertains et égarés, de l’un à l’autre, brûlant de désespoir, mais beaux dans leur recherche de l’homme derrière ses ombres.

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le 15 août 2018

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