Peut-être le plus sensationnel "roman total" de la créolité littéraire.

Publié en 1995, six ans après le manifeste littéraire et politique "Eloge de la créolité" dont il n'était pas partie prenante, ce roman du Martiniquais Edouard Glissant est sans doute toutefois la plus spectaculaire "mise en écriture" des intentions exposées par ses confrères Chamoiseau et Confiant.

Acceptant au fond, dans les faits, que l'englobante "créolité" puisse succèder à "l'antillanité" qu'il avait prônée (surtout pour échapper au piège de la "négritude"), Edouard Glissant plonge son impressionnante panoplie de protagonistes dans le tourbillon de ce roman total dont les héros antillais traversent les époques et les lieux, convoquant à loisr les éléments de mémoire nécessaires dans une fresque échevelée où l'arrière-pays gênois n'a pas moins d'importance que les rivages martiniquais.

Une lecture à la fois jouissive et fondamentale.

« Comment engouffrer tout un pays dans une cale, en une seule nuit ?... Tout un pays, sauf un corps fantôme que vous repoussez. Valérie Valérie.
C’était blême dans cette cale, avec un goût de chose grise qui suffoquait ! Thaël emplit soigneusement la cale pour étouffer le goût. Il l’emplit de tout ce qui avait été connu de lui et de tout ce qui le serait, du matin et du soir, de hier et de demain, de la couleur de l’eau et de la couleur enfouie des fours à charbon. De tous ceux qui avaient entassé leurs corps dans la miséricorde passée ou qui les délaceraient dans la fatalité à venir. Et Thaël pressentait, il en avait des crispements amers, que Mathieu Béluse raconterait leurs histoires, dans ces livres sans retenue ; mais il ne supposait pas que Mathieu ne serait pas le seul à ainsi risquer le trouble et l’obscur du monde dans les bonheurs et les malheurs de ce lieu-ci qu’il quittait à cette heure. Il ne savait pas que nous sommes combien à fouiller dans cette roche. Tous ceux qui avaient donc poussé le cri et le pousseraient encore dans cet avenir plus connu que tous les passés troubles, il les fit descendre dans cet abîme.
Dlan Médellus Silacier, vagabondant après un djob.
Monsieur Pérelle qui, sans un mot qui se forme dans sa tête, commençait d’étrangler sa femme.
Epiphane, huit ans, fils des rhasiés, les yeux blancs de maladie, qui avait retrouvé sans le savoir la trace de l’enfant Gani.
Cet enfant Gani lui-même, comme un tronc consacré, un assistant d’un dieu méconnu, dont personne ne voudrait croire qu’il avait réellement vécu.
Artémise râlant sous les corps de ses clients, - et Marie-Annie au contraire, plus raide qu’une plaque à manioc.
Longoué qui distribuait les destinées sans pouvoir accorder à qui que ce soit sa croyance.
Le vieux Laroche qui n’en finissait pas de moquer Senglis, son voisin et ennemi. Ces békés sont insondables.
Anne Béluse sous les trois ébéniers, glacé dans cette pluie, qui regardait couler l’eau de pluie rouge hors de la gorge ébréchée, ou peut-être de la poitrine, de Liberté Longoué. Et vous ne savez plus où se trouvent ces ébéniers, ni si ce sont.
Et ces géreurs fous, Maho qui avait marronné comme un nègre des bois, et Garin qui avait cherché partout pourquoi il s’entêtait tellement à rentrer l’arrogance de ces mêmes nègres-là dans leurs gueules grandes ouvertes.
Ces trois-là, sans un nom, qui tombaient sous toutes sortes de balles de gendarmes à toutes sortes de grèves dans les champs de canne ou de banane, et qui toujours se relevaient. »
Charybde2
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le 16 févr. 2013

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