Seul le vide attend la carrière de l'âme
S'il fallait décrire Jack Kerouac en un mot – j'ose et qui me jugera – ce serait l'empathie.
Rien ne caractérise mieux ce fol écrivain que son don à s'imprégner des autres. Tel un étrange vampire littéraire, il se nourrit de la moindre de ses rencontres - de la plus intime au simple échange de regard - et en extrait la quintessence absolue. Il se veut le grand remémorateur de l'Amérique. Et s'en donne les moyens. En cela, il évoque - j'ose à nouveau, qui m'en voudra - Proust et sa recherche du temps perdu.
Il tient une place atypique au sein d’une génération égocentrée. Son altruisme profond le distingue immédiatement de ses congénères.
"Sur la route" était une œuvre ambitieuse, récit linéaire des pérégrinations de Jack et Neal Cassidy, leurs aventures, leurs déboires et leur quête d'un absolu à définir. On y découvrait deux êtres hors-normes et leur destin commun intimement lié à ce ruban d'asphalte. LA ROUTE.
Une sympathique introduction. Une mise en place du décor. Un cadrage temporel.
Place à l'étude décousue, atemporelle, de ces hommes, femmes et enfants, de l'Amérique. Et de Neal (Cody, c'est lui). Le "comment" a été longuement développé. Place au "pourquoi".
Seule la démence de Kerouac était en mesure d'assumer une telle débauche littéraire, un objectif si ambitieux.
De flash-back en retranscriptions millimétrées, de digressions en ellipses, d'Est en Ouest, il peint la toile infinie de son monde, sa génération perdue. Avec amour et bienveillance, il immortalise ces gens pour qui il a tout donné.
Il jette les mots sur le papier, avec une fausse nonchalance, pris de folie puis soudain pragmatique selon que le sujet s'y prête ou non, mêlant sans transition vulgarité crue et considérations philosophiques. Jamais prétentieux, il met son immense talent au service du souvenir.
Neal/Cody est partout. Il est la force vive qui anime le récit. Parfois subliminales, rêvées, ses apparitions sont toujours baignées de l'aura des grands hommes. Enfin, on comprend l'amour immodéré qui unit ces deux êtres.
D'une affolante précision, les images offertes par l'auteur transportent aussitôt le lecteur. Vers cette route interminable, berceau de la beat generation. On rêve alors avec lui, on fond pour un solo de jazz bop, on partage la banquette avec ce fou de Neal. Parfois la lassitude s'installe, alors que filent les miles, et avec elle une terrible et inexplicable tristesse.
Ainsi vont les longs voyages.
Si vastes et effrayantes qu'elles puissent paraître, ces "visions de cody" ne sont pourtant que l'histoire universelle - tragique et sublime - de deux âmes sœurs.