Depuis toujours j’entends dire que Céline est un Génie littéraire.
Le Voyage est cité partout parmi les dix, voire les cinq plus grands chefs-d’œuvre de la littérature Française. J’avais donc pour lui et sans le connaître - ou plutôt pour son œuvre, car Destouches l’antisémite pourri ne m’intéresse pas - une sorte de respect sacré.


J’achète « Voyage » en 2012, je l’ouvre un peu comme on s’attaque au mont blanc. Avec l’appréhension de ne pas y arriver, de ne pas être un lecteur à la hauteur de l’écrivain de génie.
Au bout des 10 premières pages, ayant un mal fou à « rentrer dans le livre », j’en déduis par un regrettable réflexe inconscient que mes craintes sont fondées. « Céline ça doit être un peu trop fort pour moi ». Le Voyage reste dans ma bibliothèque comme une « œuvre à lire un jour ».


En 2018, je repars à l’assaut, en m’interdisant cette fois l’option de l’abandon.
Même sensation : j’ai du mal à rentrer, à accrocher.
Avec plus de lucidité et de recul, je me rends compte cette fois que ce n’est pas moi le problème. C’est juste que pour l’instant ce livre ne me plaît pas. Je ne vois pas le génie, et je me demande bien où il veut en venir avec ce récit de guerre. Il ne se passe rien.
Et surtout le grand choc qui a dû en surprendre plus d’un, c’est de découvrir à quel point celui qu’on nomme le Génie écrit dans un langage banal, familier, argotique : « C’est pas nous qu’on aurait pu en faire autant » ; « tellement qu’il est pressé » ; « elle buvait que du blanc à cause que le rouge donne des pertes » ; « elle gémit comme un gros chien qu’aurait passé sous une auto », etc….


Presque 100 pages sans avoir enrichi mon vocabulaire de plus de 3 mots. Et on parle de Céline le Génial ! C’en était trop. Donc les 80 premières pages sont pour moi une déception, une chute depuis les nues, un calvaire. Je cherche le style en vain ; je ne trouve toujours pas de génie. L’écriture est franchement banale. Le style de Céline ? Je continue de penser jusqu’à maintenant qu’il n’y en a pas. C’est un gars qui écrit, tantôt comme-ci, tantôt comme ça, suivant le pied duquel il s’est levé.
Bien entendu, on tombe sur des passages magnifiques, mais pas suffisamment abondants à mon sens pour en faire un génie.
Exemples :
« Ici cloîtrés dans leur misère officielle comme au fond d’un enclos baveux, les vieux travailleurs broutaient toute la fiente qui dépose autour des âmes à l’issue des longues années de servitude. Haines impuissantes, rancies dans l’oisiveté pisseuse des salles communes. Ils ne se servaient de leurs ultimes et chevrotantes énergies que pour se nuire encore un petit peu et se détruire dans ce qui leur restait de plaisir et de souffle. Suprême plaisir ! Dans leur carcasse racornie il ne subsistait plus un seul atome qui ne fût strictement méchant ».
« Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps dorment si bien avec les morts qu’une même ombre les confond déjà ».
« La lumière du ciel ici c’est du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ça fait pareil de loin qu’au bord de la mer les gros piquets dans la vase. Là-dedans c’est nous ».


C’est quand Ferdinand Bardamu embarque pour l’Afrique que je commence enfin à trouver de l’intérêt pour le livre, vers la 100è page. Le talent littéraire éclot, les phrases de dentelle sont de moins en moins rares, et il commence à poindre une intrigue, un début de suspense.
Et c’est alors que je comprends que « Voyage au bout de la Nuit » est vraiment un Voyage pour le lecteur, un Long Voyage. Quand on fait Paris-Pékin en avion, on aime certaines parties du voyage plus que d’autre : le dîner est apprécié ainsi le film qu’on est heureux de découvrir, mais l’insomnie et les ronflements du voisin ne sont pas des sinécures. Ainsi en va-t-il du Voyage de Céline : les 500 longues pages sont inégales. Je n’ai pas aimé le début, j’ai mieux aimé le passage en Afrique, trouvé le séjour à New York sans intérêt, adoré les intrigues des habitants de Rancy. Après le départ de Rancy, au lieu d’un nouveau départ j’ai trouvé que tout s’essoufflait, qu’on entrait dans un grand ennui, comme si Céline avait forcé pour écrire 500 pages. Et puis la fin inattendue et presque palpitante a redonné une certaine vie, un certain intérêt à l’histoire.
Pour l’écriture c’est la même affaire : véritable Génie le lundi, écrivain banal le mardi, Céline écrit le mercredi comme un beauf de comptoir de brasserie. Toujours inégal, sans cohérence dans le style.


Cela dit, cette longue lecture ne laisse pas indifférent. Je n’ai pas reçu de « claque à la gueule », ni de « violent coup de poing au ventre », comme disent beaucoup de lecteurs assidus pour être bien snobs comme il faut ; mais pendant les 45 jours où je lisais le Voyage, je ne pouvais m’empêcher de penser et repenser à ce livre, dès que j’en avais le temps. J’ai autant détesté la supercherie qui le porte au pinacle et maudit les longs passages d’ennui abyssal, que j’ai adoré souvent me résoudre à m’incliner devant un grand talent.


Le Voyage est un Roman Noir, d’où son titre, c’est peu de le dire. En gros sur 500 pages Céline dit une seule chose : les hommes sont cruels, méchants et effroyables, et la vie est une litanie de malheurs. Message ponctué chaque 10 pages par une sentence à l’emporte-pièce : « l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches » ; « ce monde n’est qu’une immense entreprise à se foutre du monde », « les gens se vengent des services qu’on leur rend » ; « la misère poursuit implacablement et minutieusement l’altruisme, et les plus gentilles initiatives sont impitoyablement châtiées » ; « la vie n’est qu’un délire tout bouffi de mensonges, la vérité c’est pas mangeable ».


C’est aussi cette noirceur sublimée, cette revendication masochiste du malheur qui m’a tenu à distance de Céline. Je n’y adhère pas. Car je crois moi que la vie n’est pas que malheurs, mais une chaîne plus ou moins aléatoire de moments agréables comme de temps pénibles. On ne baigne pas tout le temps dans le malheur comme Bardamu. D’ailleurs Bardamu vit des vrais moments de bonheur, mais il ne sait pas les reconnaître, il préfère se sentir « malheureux sans répit ».
Cette « leçon de vie » comme je lis dans certaines critiques qui font bien ; cette, comme ils disent, « vérité amère de l’humanité telle que les bienpensants refusent de la voir », serait la preuve de la puissance pertinence du regard de Céline sur les choses. Moi j’y vois plutôt une facilité, une naïveté toute aussi digne de celui qui disait « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ».


Finalement, mon sentiment est mitigé sur cette œuvre, mais il m’est impossible de nier que Céline est un Grand Auteur. Je ne sais pas si je classerais le Voyage parmi les 10 plus grands chefs-d’œuvre, et je suis certain de ne plus lire aucun Céline (quand on sait ce qu’il a écrit par ailleurs...).
Mais j’avoue que j’aurais raté un singulier objet si je n’avais pas fait ce voyage jusqu’au bout.
Quand on aime la littérature, il faut avoir lu « Voyage ».

C_H_
7
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le 10 sept. 2018

Critique lue 245 fois

C_H_

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