Cet ouvrage est à mon sens un bijou condensé de pédagogie et une présentation (orientée) de ce qu'est et peut faire la sociologie : une discipline disposant d'outils scientifiques et méthodologiques réglés et adoptés aux circonstances du terrain, des hypothèses, des concepts des chercheur·se·s. Mais c'est aussi une discipline avec une histoire, une approche directement critique de l'ordre des choses, qui ne s'arrête précisément pas aux apparences et au ressenti individuel qu'on en a.


A ce titre, l'expérience pédagogique menée par Nicolas Jounin, prof de socio à P8 (couramment désignée comme une "fac de gauchistes") est une excellente "invitation à la sociologie" pour ses étudiant·e·s ! Il les a en effet invité·e·s à se livre une "balade sociologique". Celle-ci s'inscrit dans le cadre d'une enquête à mener en groupes sur le(s) rapport(s) des habitant·e·s du 8è arrondissement de Paris (quartier le plus BOURGEOIS de France) à leur quartier, à discuter de leur trajectoire résidentielle. Un choc, un monde d'écart qui se dessine et se matérialise aux yeux des étudiant·e·s tout comme à ceux des indigènes (c'est-à-dire, comme l'explique bien et simplement Jounin, les individu·e·s originaires d'un ou évoluant dans le milieu étudié). Ces apprenti·e·s sociologues sont pour la plupart issu·e·s de Seine-Saint-Denis, racisé·e·s, de milieux populaires et découvrent à la fois un ethos bourgeois dont ils avaient une connaissance abstraite et figée (les travaux de sociologie), une forte conscience de classe, un rapport extrêmement particulier à la famille (dynastie), au quartier. Pénétrer un univers distant socialement et qui finalement est "exotique" pour une grande partie de la population (puisque mal connu et aux pratiques "étonnantes", car propres à ces milieux). Et cependant, une diversité et des conflits au sein même de cette bourgeoisie, loin d'être aussi unifiée que le regard lointain et chargé de ses pré-notions le constitue. Ce qui fait de cet ouvrage une très bonne porte d'entrée en socio, c'est la manière dont il invite à décentrer le regard et à considérer comme "étrange", comme "particulier" une fraction de la population habituée à produire des discours plutôt qu'à en être l'objet ; à diriger plutôt qu'à être auscultée et mise à nue ; à mettre en valeur ses intérêts propres alors qu'elle prétend à l'universel. La "wild side" n'est donc pas toujours celle qu'on croit (typiquement, le "monde ouvrier" ou "les jeunes de banlieue")


Une fois le cadre de son expérience posée (je passe les détails), Jounin tisse ce récit, tout à fait abordable aux profanes - bien que quelques passages sont plus techniques et que l'ouvrage s'adresse quand même à la communauté des amateurs de socio (au sens large) - en alternant la présentation des descriptions des élèves, leurs difficultés, leurs écueils, leurs réussites, avec une montée en généralité qu'il apporte et une explication circonstanciée et concrète des outils des sociologues (observation, entretien, questionnaire). De ce point de vue, la description de l'usage de ces outils n'est pas exhaustive, dans le sens où toutes les arcanes et la machinerie statistique ne sont pas détaillés. Mais l'essentiel est dans l'exposition tout à fait précise, compréhensible, et passionnante, de la manière dont les élèves (et les sociologues, en général) les ont découverts et utilisés au cours de leur enquête. Jounin revient également souvent sur des points cruciaux, qui sont un apport sociologique en soi, ayant trait au cadre de l'interaction d'enquête, les étudiant·e·s étant perçu·e·s et se percevant comme peu légitimes et pris·e·s dans des rapports sociaux au sein desquels ils et elles sont dominé·e·s (vexations, humiliations, mépris de classe, sexisme, paternalisme et racisme).


Si les résultats ne reposent pas sur une rigueur scientifique infaillible (Jounin s'attarde notamment sur plusieurs pages sur la taille et la représentativité de l'échantillonnage), des hypothèses de recherche, une appréhension plus fine de l'ordre social et d'une fraction de sa population sont un résultat. Cette rigueur, qui n'est pas sèche à la lecture due à une intrication dans le discours avec l'utilité critique et politique des sciences sociales (détour par Hughes notamment), est bienvenue car elle permet d'asseoir le statut scientifique de la discipline. Elle encourage la prise de conscience chez les aspirant·e·s de la cuisine interne nécessaire à la production de discours qui peuvent parfois prendre l'apparence d'assertions générales, et qui pourraient être confrontées à d'autres discours n'ayant cependant pas fait l'objet d'une objectivation. La sociologie ne se fait pas (que) par la réflexion spéculative, par un dialogue à partir d'une subjectivité.


Autre point qui m'a séduit : un éveil actif des étudiant·e·s aux techniques scientifiques, une participation à la production de savoirs, et un parti pris d'élargir en cercles la connaissance et les outils scientifiques (le mot de la fin revenant à Everett Hughes). La réflexivité de Jounin s'éprouve dans son souci d'également réfléchir sur la production du savoir par des sachant·e·s prenant souvent comme objet des non-sachant·e·s et subalternes/dominé·e·s dans la hiérarchie sociale. D'où, entre autres, une enquête sur l'univers dominant. Il conclut par un appel et un souhait de démocratisation de ces outils et de la possibilité que celles et ceux constitué·e·s en objets de savoir par les sciences sociales puissent à leur tour, de manière générale et non pas chronique, prendre les autres comme sujet.


En définitive, un "anti-manuel" de sociologie que je recommande à quiconque s'intéressant à l'ordre social et à la sociologie comme discipline aux prétentions savantes. Evidemment insuffisant pour connaître de manière fine les outils et savoirs(-faire) sociologiques, mais qui éveillent la curiosité et l'appétit.

Argentoine
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le 1 janv. 2019

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