Yoga
6.6
Yoga

livre de Emmanuel Carrère (2020)

Je précise que j'adore cet écrivain (adorais ?), et que j'ai quasiment tout lu de lui, mon préféré étant "D'autres vies que la mienne", comme beaucoup de gens...


Pour commencer, ce livre (qui n'est pas un roman, rappelons-le, car tout l'enjeu est là ; l'auteur parle de "récit", alors même que son ex-compagne conteste les faits la concernant !) ne parle absolument pas de yoga, à aucun moment. Il parle vaguement de tai-chi et de méditation, pour ceux qui auraient passé les 20 dernières années dans une grotte et qui ignoreraient encore ce que sont ses pratiques de pleine conscience asiatiques. Bon. Nous avons donc droit, dans toute la 1re partie (près de la moitié du livre) à un compte rendu purement factuel de la retraite Vipassana que l'écrivain a effectuée (stage de méditation intensive de 10 jours en silence dans un trou paumé) -- pendant que l'équipe de Charlie Hebdo se faisait dézinguer à l'autre bout de la France -- dans le but avoué d'en tirer un livre... Si si. Ah oui, et j'oubliais, Manu est bien sûr un dieu du sexe tantrique, donc il entrecoupe tout ça de ses frasques adultéro-extatiques avec sa dernière maîtresse en date (bah oui il est heureux en amour mais il ne peut pas s'en empêcher ; rappelons-le, sa seule préoccupation est d'être un grand écrivain, il lui faut donc de la matière, sinon qu'écrirait-il ?). Comme dans son 1er roman autofictif, "Un roman russe", c'est cet aspect-là qui m'a le plus gênée : le ton présomptueux, surfait, sans aucun recul, et le style, d'une platitude affligeante, est à l'image de tout le bouquin. Pour quelqu'un qui médite pour se débarrasser de son ego encombrant, on repassera.
Pendant des pages et des pages, Emmanuel Carrère se confie donc (maladroitement) sur le mal-être qui le ronge depuis des dizaines d'années : sa bipolarité (ou maniaco-dépression) : "J'ai beaucoup répété qu'il faut respecter ses souffrances, ne pas les relativiser, que le malheur névrotique n'est pas moins cruel que le malheur ordinaire, mais quand même : rapporté à l'arrachement qu'ont vécu et que vivent ces garçons de seize ou dix-sept ans (des migrants), un type qui a tout, absolument tout pour être heureux et se débrouille pour saccager ce bonheur et celui des siens, c'est une obscénité que je me vois mal leur demander de comprendre et qui donne raison au point de vue de mes parents selon lequel, pendant la guerre, on n'avait pas tellement le loisir d'être névrosé."


Et la seule phrase intéressante de tout le bouquin :


"On m'a quelquefois dit qu'il fallait beaucoup de courage pour se peindre, comme je le fais dans mes livres, sous un jour peu flatteur. Ce n'est pas vrai, dis-je à Wyatt Mason. Ce n'est pas du courage, ou si c'est du courage c'est le courage du général Massu quand il s'applique à lui-même la gégène. Comme lui, j'arrête quand je veux, c'est moi qui décide où placer le curseur. Alors qu'en écrivant sur les autres on passe ou peut passer du côté de la vraie torture, parce que celui qui écrit a les pleins pouvoirs et celui sur lequel il écrit est à sa merci. Dix ans auparavant, dis-je aussi à Wyatt Mason -- qui sait parfaitement de quoi je parle, son professionnalisme me sidère --, j'ai publié un livre autobiographique appelé Un roman russe. Je m'y suis mis à nu, très bien, ça me regarde, mais j'ai fait subir le même traitement à deux personnes, ma mère qui redoutait que je révèle un secret de famille, et ma compagne de l'époque dont j'ai étalé l'intimité affective et sexuelle sous prétexte qu'étant inextricablement mêlée à la mienne elle m'appartenait autant qu'à elle. Ce double déballage a produit de la souffrance mais pas de catastrophe, Dieu merci. N'empêche : j'ai franchi une ligne qui n'aurait pas dû être franchie."


Pour compléter, voici le droit de réponse d'Hélène Devynck, son ex-compagne : https://www.vanityfair.fr/culture/voir-lire/articles/droit-de-reponse-helene-devynck-l-ex-compagne-demmanuel-carrere-repond-a-la-polemique-autour-de-yoga/81120?fbclid=IwAR1l4qe9od1C9GS8lnE8i%C2%A4%C2%A3%C2%A3%C2%A42D%20H%C3%A9l%C3%A8ne%20Devynck1%C2%A4%C2%A3%C2%A3%C2%A48dv24WbCZla6M


Pour conclure, je dirais donc que ce livre est médiocre, ne vaut pas le coup d'être lu et n'aurait jamais dû dépasser le stade du brouillon rangé dans un tiroir ou donné à son psy (à la limite). Que si l'édition avait encore des éditeurs (qui retravaillent et font retravailler les textes, j'entends, pas de simples fabricants de produits) et si la Littérature était, un jour, une préoccupation majeure des écrivains, cette époque est révolue. Que, la règle, si on ne sait pas quoi écrire, c'est de ne pas le faire. Que les règlements de comptes d'écrivains surmédiatisés avec leur ex-compagne (je pense à Enthoven fils et consort par exemple...) par livre interposé aux frais du lecteur lambda, y en a marre. Qu'un roman sans style c'est déjà affligeant mais un récit-qui-n'est-pas-un-roman-mais-qui-ne-dit-pas-non-plus-la-vérité sans style c'est le degré zéro de la littérature, et qu'aujourd'hui, la "littérature contemporaine" doit sérieusement se remettre en question.


Et en plus, y a des fautes.

carolectrice
3
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Livres lus en 2020

Créée

le 3 oct. 2020

Critique lue 2.2K fois

29 j'aime

26 commentaires

carolectrice

Écrit par

Critique lue 2.2K fois

29
26

D'autres avis sur Yoga

Yoga
Cinephile-doux
7

Sur un chemin cahoteux

Ceux qui suivent Emmanuel Carrère fidèlement depuis Bravoure et La moustache regrettent que l'auteur en ait fini avec la fiction car il y a démontré un talent que peuvent lui envier la plupart des...

le 16 sept. 2020

13 j'aime

6

Yoga
Charles_Dubois
6

L'enclos

On en veut toujours à un écrivain, qu'on aime penser être son préféré, de nous décevoir et de rater ce dans quoi il excellait jusqu'alors : nous toucher. Cela vaut d'ailleurs pour les artistes en...

le 11 nov. 2020

11 j'aime

Yoga
BouvardetPecuchet
7

Un Carrère en petite forme

Grand lecteur de Carrère depuis toujours (auteur d'un livre - D'autres vies que la mienne - qui m'a fait pleurer du début jusqu'à la fin : c'est suffisamment rare pour le noter), j'ai trouvé que...

le 15 sept. 2020

5 j'aime

Du même critique

Yoga
carolectrice
3

Manu et son zafu

Je précise que j'adore cet écrivain (adorais ?), et que j'ai quasiment tout lu de lui, mon préféré étant "D'autres vies que la mienne", comme beaucoup de gens... Pour commencer, ce livre (qui n'est...

le 3 oct. 2020

29 j'aime

26

Tess d'Urberville
carolectrice
8

Critique de Tess d'Urberville par carolectrice

Après avoir été fascinée par "Jude l'Obscur", je continue mon périple hardyen avec "Tess d'Urberville", adapté au cinéma par Polanski. Au XIXe siècle dans le Wessex, les modestes Durbeyfield...

le 11 août 2022

26 j'aime

17

La Dame en blanc
carolectrice
7

Critique de La Dame en blanc par carolectrice

La "Dame en blanc", c’est la jeune femme effrayée échappée d’un asile qui croise la route du bon Walter Hartright, jeune professeur de dessin en route pour Limmeridge House, propriété isolée dans le...

le 28 sept. 2019

25 j'aime

16