Entre le roman d'évasion, le nature writing, le récit de guerre, de voyage et de survie, l'histoire contée par Sławomir Rawicz revêt de multiples atours. Le sceau autobiographique apposé sur l'ensemble accentue clairement son pouvoir d'attraction. Au tout début de la seconde guerre mondiale, alors jeune officier de cavalerie polonais, l'auteur se présente donc comme un prisonnier de l'URSS arrêté par la NKVD, torturé et condamné à une lourde peine au goulag, avant d'y être déporté et de s'en évader, point de départ d'une marche longue de 6500 kilomètres. Le récit est amorcé de façon à matérialiser l'attente des longs mois précédant l'arrivée au camp sibérien. Par le principe de l'enchâssement, on découvre donc un jeune militaire innocent, des bribes de vie familiale, des opérations de défense contre l'armée allemande, et l'arrestation soudaine de Rawicz après la capitulation.
La progression devient ensuite entièrement linéaire, un choix qui se prête bien au compte-rendu de voyage ou au thème de la survie, mais qui, par répétition ou manque de style, se fait rapidement assez terne. Assisté d'un journaliste, l'auteur aurait tenté de garder sa parole au dessus de la forme, en effaçant par conséquent toute trace de style de la part de son nègre. Ce côté brut renforce l'a priori d'authenticité mais gagne aussi une légère tendance à la lourdeur, cette naïveté de ton caractéristique d'une certaine pauvreté littéraire. La lecture n'en reste pas moins fluide, et l'on suit malgré tout avec intérêt les tribulations du groupe d'évadés à travers vents et montagnes. Le choix de ne développer ni la psychologie des personnages ni leurs échanges au cours du voyage est un moyen de souligner l'état hagard des forçats éreintés, mais la contrepartie fait qu'on ne s'y attache guère, ces derniers étant réduits à des caractéristiques quelque peu caricaturales telles que le grand blond bien bâti, le petit comique ou le vieux édenté.
Tout ceci serait cependant pardonnable compte tenu de l'extraordinaire épreuve relatée si, justement, certains détails ne relevaient pas de l'extraordinaire. Brisés par la torture, la déportation, le travail forcé, des milliers de kilomètres avalés dans l'une des régions les plus froides du monde, travaillés par la peur et la faim, rongés par la vermine, malades du scorbut, une partie du groupe réussit cependant à traverser le désert de Gobi sans aucun équipement ni vivres, et surtout sans boire pendant une dizaine de jours de marche sous un soleil cultivant les cloques sur la peau. La traversée de l'Himalaya avec une hache pour seul matériel prête au même scepticisme, et la rencontre avec un couple d'abominables hommes des neiges a de quoi rendre incrédules les derniers prêcheurs en surpassement des capacités humaines. D'après la BBC, Rawicz se serait emparé du récit d'évasion de Witold Glinski, un de ses compatriotes, alors que lui-même, selon des documents officiels, aurait été libéré du goulag par amnistie en 1942, après sa supposée fin de cavale en Inde. On peut donc concevoir des emprunts à l'imaginaire collectif, un aspect romancé de plus grande importance, et des approximations dues à la méconnaissance des lieux.
Difficile aujourd'hui d'avoir un avis tranché sur la question, bien qu'au fil du temps les preuves de falsification s'accumulent et que grandit le sentiment d'avoir été trompé. A Marche Forcée reste néanmoins un récit prenant, moins riche qu'escompté mais qui distille une poésie à la fois macabre et légère. L'appétit de liberté gagne facilement son lecteur, et les horreurs du régime soviétique se dissolvent peu à peu dans la chaleur et l'infinie générosité attachée aux locaux rencontrés par le groupe, la nature restant l'antagoniste principal. Au final, une lecture agréable mais mineure, à aborder avec prudence.