Ce livre est une torture pour qui, comme moi, aime recopier des passages marquants pour tenter de capturer à jamais les émotions qu’ils renferment. Qui m’a déjà vue lire sait que je prends souvent des photos des pages qui me bouleversent. Mais ici, c’est impossible, il me faudrait prendre le livre entier, heureusement qu’il est court… La solution est donc de le garder près de soi, comme un talisman, et c’est très certainement le livre que je prendrais sur une île déserte si je devais n’en prendre qu’un : une longueur limitée pour un maximum d’impact. C’est précis, pointu, c’est douloureux. Depuis que je l’ai découvert, je le relis une fois par an, c’est mon rituel, ma petite bulle.


Troisième fois que j’ouvre ce livre et j’ai déjà presque les yeux embués à l’idée de le revoir. Thomas Andrieu. Quand je lis ce nom, j’ai envie de l’écrire sur un petit bout de papier, de le gribouiller dans un coin de cahier comme le ferait une collégienne, et de le prononcer en silence pour savourer les douceurs des sonorités qu’il renferme. Il est de ces noms parfaits, équilibrés, à lire, à écrire et à entendre, presque magiques. Ils sont à eux seuls des promesses incroyables.


Cet ouvrage est une rencontre offerte, et je ne me lasse pas de la revivre, chose qu’on ne peut malheureusement pas faire dans la vie. Lui, je le rencontre, encore et encore. Je pense que je n’en aurais pas été amoureuse s’il avait été mon camarade, mais à travers les yeux de Philippe je le suis. Énormément. Car moi aussi j’admire « ceux qui n’exercent pas le pouvoir dont ils disposent », et parce que j’imagine si précisément cet être « absent au monde » que j’ai l’impression que je pourrais le toucher.
Si "Appelle-moi par ton nom" (livre d’André Aciman) retranscrit merveilleusement l’attente -ce merveilleux avant qui nourrit autant qu’il électrise-, "Arrête avec tes mensonges" est la parfaite illustration de l’après. La douleur de la reconstruction. Le temps qui passe, celui qui efface tout mais qui, en même temps, n’efface rien…



En réalité rien ne me touche davantage que le craquèlement des
armures et la personne qui s’y révèle.



C’est ce que j’aime dans la vie, et ce que j’aime souvent chez les personnages de cet auteur. Le narrateur est un peu l’amoureux que nous sommes tous dans un premier temps (ou même indéfiniment…) : le ce n’est pas pour moi, la non-espérance… « Je reconnais immédiatement les tennis blanches, et c’est une crucifixion ». Cette phrase implique une réalité si forte que j’ai la sensation physique d’y être. Ce moment de paralysie où on réalise que tout bascule.
Car c’est là qu’intervient le miracle de la réciprocité. Parmi les rencontres qui bouleversent une vie. Avec ces êtres qui déteignent, qui rendent éclatant celui ou celle qui a le bonheur d’avoir été choisi. Un avant et un après cet autre, de ces amours dont on ne se remet jamais.



J’écrirai également sur les rencontres qui changent la donne, sur
les conjonctions inattendues qui modifient le cours d’une existence, les croisements involontaires qui font dévier les trajectoires.



Ce livre est un témoin des existences qui se croisent. Eluard dirait : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ». C’est tellement vrai…
Pour Philippe, ce rendez-vous sera déterminant, marquera sans doute à bien des égards ce qui viendra ensuite. Pour Thomas, il le sera plus encore, comme un rendez-vous préparatoire…Est-ce que tout est à ce point écrit ? Et puis il y a ce rendez-vous avec cet autre lui, ce hasard incroyable. « Et c’est presque lui ». Ces quelques mots qui déchirent le cœur en un petit million de miettes. L’image qui ne peut pas exister renverse tout sur son passage. Autant que la lumière de ce fils qui comprend, qui devine, qui réalise. Parce que c’est aveuglant, on ne peut pas ne pas voir, il y a des choses décidément trop fortes pour être dissimulées.


Si une chose marque ce récit, c’est bien la fatalité : cette perte inévitable qu’on sent si fort et bien en avance. Dans cette fête, où les deux êtres sont frappés par la présence de l’autre. Ils ne peuvent rien en faire, rien en dire. Feindre, seulement. Et supporter d’être si loin si proche. Tout devrait être simple, et pourtant rien ne l’est … La fatalité aussi dans cet entre deux mondes qu’ils se créent pour s’approcher l’un de l’autre. Il existe chez eux une conscience aiguë de ce qui les sépare, à tout point de vue, et cette phrase de Thomas (« Parce que tu partiras et que nous resterons ») en est la preuve. C’est une prophétie bien plus qu’une prémonition. C’est un couperet qui tombera tôt ou tard, c’est annoncé, c’est beau autant que c’est cruel.


Mon meilleur ami m’a toujours dit que cette couverture pourrait être la vraie photo. Nous n’en savons rien, et c’est vrai elle pourrait vraiment l’être, mais ce qui importe finalement, c’est son existence. Car je conçois tellement ce besoin de « prouver » une histoire, ce besoin de la matérialiser, de pouvoir la poser sur la table et de la serrer contre son cœur… Ce dernier cadeau offert, en pleine conscience, est une bombe d’amour et de tristesse, malgré ce petit sourire et cette complicité palpable dirigée au jeune homme derrière l’objectif.



J’ai toujours pensé que c’était moi qui souffrirais le plus.
J’ai même considéré que je serais le seul à souffrir.
Parfois, on manque de discernement.



Ce récit a cela de terrible, cela confirme bien que les êtres à l’apparence la plus solide ne sont pas forcément les plus armés. On s’inquiète d’une personne qu’on croit faible (parfois il s’agit de nous-même), on s’attend à ce qu’elle se brise. Et les gens qui tombent alors qu’on regardait ailleurs, là où on attendait la chute, ce ne sont pas ceux qu’on aurait cru.


C’est difficile d’en parler sans trop en dire… C’est très habile de mentionner la marque sur le cou, avant même de nous faire l’Annonce. C’est différer à peine pour mieux frapper, ça se joue à quelques lignes : une enveloppe de chagrin commence insidieusement à s’emparer de nous, c’est progressif et presque doux puis… c’est un rideau qui s’abat sur notre espoir, glaçant.


Il y a de ces destins brisés, de ces vies déjà vouées à une fin prématurée avant même d’avoir commencé. Parfois c’est écrit, comme une étiquette apposée sur le front : condamnation à un malheur interminable. Parfois ça advient, à force. Car la non-écoute de soi est meurtrière. Une vengeance pour toutes ces parts de nous qu’on nie et qui nous tuent.


Thomas réveille en moi tout ce que je n’ai pas pu faire pour aider. Et c’est marrant, ça ne m’avait pas fait cet effet la première fois, ni même la deuxième. Seul existait le choc. Mais oui, j’aurais voulu être cette corde pour ne pas serrer ce cou merveilleux. Autant que j’aurais voulu être cette balle pour dévier la trajectoire qui détruirait mon premier coca-grenadine. Si j’avais pu dévier aussi la décision d’une des personnes les plus rayonnantes que j’aie pu croiser sur cette terre… On est bien impuissant.


Pour la troisième fois, c’est la dernière fois… Mon cœur saigne. Il anticipe cette fin, il la pleure. Pour la lecture, j’ai choisi des musiques qui aident (Mystery of love, évidemment, Visions of Gideon, Honey and the moon, Eternal source of light divine, …). Cette dernière page, cette dernière lettre, j’aimerais la citer en entier : elle est si courte, sans fioriture, si directe, si belle. Comme dirait Philippe : « Les mots qui nous crucifient sont les mots les plus simples. Presque des mots d’enfants ».
J’aimerais finir ces mots -bien pâles pour parler d’un tel livre- par quelque chose d’aussi bref et efficace que ceux de Thomas. J’aimerais que tout s’arrête ici.


Mais contre toute attente, notre narrateur poursuit sa route. Et nous aussi. J’en ai tellement voulu à Paul Darrigrand d’exister. Je l’ai lu pour la forme, je me suis dit que ce n’était pas possible, qu’il n’y aurait pas plus beau que Philippe et Thomas. Et pourtant… C’est peut-être le plus terrible dans l’histoire, l’humain se reconstruit, la beauté et l’amour adviennent encore (et l’histoire de Paul est tout aussi incroyable, elle m’a tellement plu…).
Mais moi en refermant ce livre, je ne voulais pas qu’autre chose arrive. Je ne voulais pas d’un bel horizon. Moi je voulais que tout s’arrête. Moi j’aurais préféré en crever.



Puisqu’il arrive souvent qu’on guérisse…


emmanazoe
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes , Les livres de ma vie., Ces fins qui me laissent sans voix..., Ils habitent chez moi. et 2018 : la lecture, encore et toujours plus !

Créée

le 23 févr. 2020

Critique lue 835 fois

20 j'aime

2 commentaires

emmanazoe

Écrit par

Critique lue 835 fois

20
2

D'autres avis sur « Arrête avec tes mensonges » 

« Arrête avec tes mensonges » 
Lubrice
10

Critique de « Arrête avec tes mensonges »  par Brice B

Publié sur L'Homme qui lit : C’est avec une régulière impatience que j’attends les premiers jours de janvier, qui signent pour moi la parution éventuelle – et tellement espérée – d’un nouveau texte...

le 9 janv. 2017

24 j'aime

« Arrête avec tes mensonges » 
emmanazoe
10

« Parce que tu partiras et que nous resterons »

Ce livre est une torture pour qui, comme moi, aime recopier des passages marquants pour tenter de capturer à jamais les émotions qu’ils renferment. Qui m’a déjà vue lire sait que je prends souvent...

le 23 févr. 2020

20 j'aime

2

« Arrête avec tes mensonges » 
Nomenale
9

"Je découvre - pauvre imbécile - la morsure du sentiment amoureux"

Besson, c'est un peu comme avec cette amie de l'enfance - que j'ai perdue de vue, la faute à elle, la faute à moi, sans doute les deux, comme dans toutes les histoires d'amitié et d'amour - avec qui...

le 23 févr. 2017

19 j'aime

2

Du même critique

Oslo, 31 août
emmanazoe
9

L'impression d'avoir rencontré quelqu'un...

Oslo, 31 août n'est pas un moment de cinéma comme un autre. Tout d'abord, rien que son titre, son affiche (très belle affiche !), et sa bande-annonce suggèrent un film assez énigmatique. Qui sait...

le 27 avr. 2012

112 j'aime

16

L'Incompris
emmanazoe
10

Lorsqu'on ne peut que pleurer...

Difficile de trouver des mots pour parler d'un tel film. Aucun argument ne semble avoir de valeur face à ce chef-d'œuvre. Ce film a ce qu'il faut d'inexplicable pour être placé sur un piédestal et...

le 9 mai 2012

72 j'aime

9

Samsara
emmanazoe
9

Une larme a coulé sur la joue de cette geisha comme une autre a coulé sur la mienne…

Il m’est déjà arrivé de pleurer au cinéma sans savoir pourquoi. Il m’est déjà arrivé d’être émue par la perfection d’un plan, d’une image. Mais là, et je peux le dire, j’ai vraiment et simplement...

le 28 avr. 2013

70 j'aime

19