Leur intelligence est insuffisante pour apprécier ma supériorité

Qui lit encore August Strindberg de nos jours ? J'avoue qu'avant de découvrir ce roman paru en 1890, le nom de son auteur ne m'évoquait pas grand-chose, j'aurais même pu le prendre pour celui d'un coéquipier de Zlatan en équipe nationale de Suède. Direction la Scandinavie : la vaste mer du titre est la Baltique, pas si vaste que ça en réalité. C'est aussi une mer allégorique, ainsi que la fin du roman nous le suggérera.


L'histoire est centrée sur le personnage d'Axel Borg, fonctionnaire de l'État suédois, envoyé sur une île pour y superviser l'activité des pêcheurs locaux. À première vue, le sujet peut paraître assez austère... Et oui, ça l'est. Pas d'humour ou de légèreté ici, il s'agit d'un roman aussi riant et chaleureux que les paysages nordiques. Strindberg se plaît d'ailleurs à nous offrir de longues descriptions de la nature, ainsi que des développements scientifiques et philosophiques, tel que cela se pratiquait au 19ème siècle. Cet aspect sert surtout à appuyer le caractère très intellectuel, réfléchi, introspectif de son personnage principal... qui, durant tout le roman, va contraster avec l'environnement fruste où il se trouve plongé dans le cadre de sa mission d'inspecteur des pêches.


Jamais Borg ne parviendra à s'intégrer à la population de l'île, il en est tout à fait incapable : il est l'archétype de ces individus intellectuellement supérieurs, mais handicapés par un manque criant d'intelligence sociale et émotionnelle. C'est un homme très (trop ?) conscient de ses qualités, et qui souffre de n'avoir jamais trouvé sa juste place dans la société, de tout temps persécuté "d'en bas par les inférieurs, d'en haut par les médiocres". Quand il demande pourquoi les habitants de l'île le haïssent et qu'on lui répond que c'est parce qu'il leur est supérieur, il dit : "Je ne le crois pas, car leur intelligence est insuffisante pour apprécier ma supériorité"... À ce stade, Borg a sans doute perdu la sympathie de pas mal de lecteurs, et il s'en fichera bien d'avoir gagné la mienne. Et que dire de sa vision des relations sociales, des femmes et de l'amour – ou plutôt de ces "instincts féroces qui se dissimulent sous le grand nom d'amour" !


Car le flot des sentiments vient chambouler le bel ordonnancement de la vie de notre scientifique, lorsqu'il rencontre Maria, jeune femme plus si jeune puisqu'elle a déjà trente-quatre ans, dont on apprendra plus tard qu'elle est de celles que "l'homme n'épouse pas", et qui en fin de compte ne semble pas du tout assortie à lui... Mais même la personne la plus rationnelle ne peut lutter face au court-circuitage des fonctions de son cortex préfrontal (voir ma récente critique sur "Les souffrances du jeune Werther"). Faute de pouvoir trouver une compagne à son niveau, Borg se résigne à s'abaisser à celui de la modeste Maria. C'est peine perdue, ils rompent presque aussi vite qu'ils se sont fiancés. La romance est donc courte, ce ne sont pas ses développements qui intéressent l'auteur, mais plutôt ses causes (s'étant longtemps préservé des sentiments, Borg y est d'autant plus vulnérable, de la même manière qu'un organisme surprotégé perd ses défenses immunitaires) et surtout les funestes conséquences de cette passion amoureuse : sans trop spoiler, on devine que tout cela ne se terminera pas par "Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants".


Au-delà de la question de l'amour, les idées qui irriguent "Au bord de la vaste mer", telles que les inégalités fondamentales entre les différents groupes sociaux, devaient déjà faire grincer certaines dents en 1890, et ces pages sont teintées d'une misanthropie et surtout d'une forte misogynie. J'ignore si le personnage de Borg est un avatar de Strindberg ou si l'auteur a fait en sorte de pousser le curseur au maximum pour faire réagir son lectorat. En tout cas cela a fonctionné chez moi, songeant plusieurs fois "Non, il n'a quand même pas osé !", avec ce plaisir de l'enfant qui entend proférer des gros mots. Sans dire que j'adhère à tous les propos et analyses de Strindberg, je mentirais si je prétendais les rejeter totalement... Mais là encore, de nombreux lecteurs ne seront peut-être pas aussi réceptifs. À l'heure où on en est à caviarder Roald Dahl ou frapper J.K. Rowling de damnatio memoriae, il faudrait presque ajouter un trigger warning en tête de chaque chapitre. On peut imaginer ce qui arriverait à l'oeuvre de Strindberg si nos nouvelles Ligues de Vertu avaient la curiosité de se pencher sur elle...


En attendant, la lecture de "Au bord de la vaste mer" reste autorisée, et si ce n'est clairement pas un roman que je conseillerais à tout le monde, il mériterait néanmoins d'être un peu plus mis en lumière.

Oliboile
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le 13 mars 2023

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