« Chaque génération veut être la dernière », dit Oyster.

Berceuse est un livre singulier. Berceuse, au fond, parle de ces générations qui veulent être la dernière. C’est une œuvre qui raconte le désespoir et la sclérose sociale ; elle raconte encore davantage sur le pouvoir des mots.

Berceuse c’est l’histoire d’un livre de comptines qui sème son lot de mort parmi les jeunes enfants Américains. Il suffit que les parents lisent la page 27, souhaitant juste faire s’endormir leur bambin, pour que plus jamais celui-ci ne se réveille. Imaginez un « Meunier, tu dors » qui, lorsqu’on l’énonce, devient hautement mortel.
En réalité la comptine page 27 dénonce une forme d’hypocrisie bienveillante ; lire une berceuse à son enfant c’est le faire se taire en le plongeant dans l’apathie du sommeil, et la comptine mortelle rend simplement l’apathie définitive. Cette berceuse n’est, d’une certaine manière, que la métaphore de la réduction au silence. Au bout du compte, Berceuse raconte un conflit de génération. Il y a Helen et Carl Streator, les vieux cons infanticides qui croulent sous le poids de la culpabilité. Ils pensent pouvoir trouver le salut en détruisant les 300 exemplaires du livre de comptines, et par là offrir l’opportunité aux générations suivantes de faire entendre leur voix. Il y a Oyster et Mona, les jeunes cons, qui croient que leur génération doit être la dernière, car c’est la seule qui a compris l’essence du monde et pourrait ainsi le sauver de la destruction. Ils voient dans la berceuse une source de pouvoir absolue. Voilà le nœud de l’histoire, ces deux générations qui s’affrontent pour ce qu’elles pensent le mieux, pour que leur parole soit la seule entendue.

Palanhiuk propose ici une œuvre extrêmement subtile dans laquelle il s’interroge sur le pouvoir de la parole, sur la force des mots et le rôle du langage dans la société. Il demande aussi si chaque nouvelle génération n’est pas à chaque fois un peu plus entravée par toutes celles qui l’ont précédée. Il pose un regard cynique et tranchant sur ses contemporains et dénonce un monde amoral, malade, agonisant et voué à l’extinction. Il touche par son style vif, ses formules toujours justes et ses mots qui vont droit au but quand il s’agit de dépeindre la misère, le malheur et la solitude de tout un chacun. Pourtant il n’en oublie pas cet humour décalé qui fait sa force et vient parfois remettre en cause, avec autodérision, ses assertions les plus extrêmes et le plus désespérées. Mais c’est avant tout un bon meneur d’histoire, et il nous conduit tambour battant d’un bout à l’autre des États-Unis, d’une caravane miteuse à une bibliothèque municipale, en passant par une fête foraine et des maisons hantées.
Deux bémols, peut-être, une ou deux ficelles un peu faciles, quoique pas dérangeantes dans la lecture, et un certain essoufflement en milieu de livre. Sans doute nous fait-il reprendre un instant notre respiration avant un final haletant, sans doute nous permet-il de mieux saisir et appréhender la profondeur et les motivations de ses personnages ; alors peut-on lui pardonner ce léger ralentissement de l’action. Car ces défauts, s’ils en sont, demeurent superficiels, et l’œuvre délivre un excellent divertissement duquel le lecteur ne peut ressortir que calmo-phile et bruit-phobique, se questionnant au plus profond de lui-même sur les viols sonores et visuels quotidiens que nous subissons tous.

Berceuse est un livre qui fait belle figure dans une bibliothèque. Pour ma part, je l’ai rangé à côté des œuvres complètes de Henri Dès, comme une mise en garde du danger de ces horreurs. Et parfois, je regarde cet étrange couple, puis je pense au déclin du monde ; en mangeant mes céréales croquantes, en écoutant la radio, toujours plus fort pour ne plus entendre les voisins qui claquent leur porte ou la machine à laver qui beugle…
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le 20 nov. 2013

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Mojo Saurus

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