Par David Boratav

Comme il aime à le rappeler lui-même, William T. Vollmann a des ancêtres allemands. Avec un autre auteur, ce détail n'aurait sans doute qu'une importance limitée ; mais comme ses lecteurs le savent déjà, Vollmann n'est pas n'importe quel auteur, du moins lorsqu'il s'agit de brosser les vastes fresques historiques dont il a le secret, fresques qui, souvent, mélangent avec virtuosité l'intime et l'universel, l'art et la politique, la violence et l'amour. Dire de Central Europe qu'il est une magistrale leçon d'histoire serait d'ailleurs limiter la portée de cette œuvre majeure. La France s'est éprise, il y a un an, des Bienveillantes : elle devrait donc s'émouvoir, et à plus d'un titre, à la lecture de cet immense opus sur la guerre, la tenaille totalitaire et le rôle de l'artiste au cœur d'une époque aux ressources fictionnelles inépuisables.

Longtemps considéré comme indigeste, le travail de Vollmann trouve aujourd'hui un début de reconnaissance critique dans son pays : les jurés du National Book Award ont récemment salué l'"héroïsme" (carrément !) de Central Europe et la critique, qui l'a souvent boudé pour son manque de concision, s'est mise à le lire avec une certaine urgence. Le succès commercial, lui, sera peut-être plus long à venir. Ses livres sont exigeants, et peu ouverts aux concessions. Faut-il rappeler que tous portent une mention saluant la "patience" et la "résignation" de son éditeur américain (Paul Slovak, chez Viking), éditeur dont, de son propre aveu, Vollmann n'accepte presque jamais les suggestions d'abrègement ?

Central Europe, explique Vollmann, explore la "moralité d'acteurs européens notoires, tristement célèbres ou anonymes, à des moments décisifs" de leur existence (en gros entre 1917 et 1945, même si les dates s'étirent selon les personnages), et plus spécifiquement celle d'un homme en particulier : Dimitri Chostakovitch, l'un des grands musiciens de l'époque moderne. Un artiste à la vision complexe, tant dans son travail que dans son rapport à l'univers totalitaire où il a vécu, en URSS, jusqu'à sa mort, en 1975. Vollmann ne cache pas son admiration pour l'œuvre musicale de Chostakovitch, pour son héroïsme, pour les dangers qu'il a frôlé sa vie durant ou encore pour sa vie sentimentale, avec laquelle il prend d'ailleurs les plus grandes libertés. Vollmann pose en effet une autre condition à la lecture de son livre : l'acceptation par son lecteur d'une totale licence biographique. Et s'il demande pardon par avance aux descendants de ceux qu'il décrit ou met en scène pour les libertés prises dans la composition de ses portraits, c'est pour mieux approcher la vérité nébuleuse de ces hommes et femmes, acteurs miroirs d'une époque fondamentalement tragique.

Central Europe s'ouvre sur un coup de téléphone ciselé et glacial qui propage à travers l'Europe les rumeurs de guerre. S'ensuit une succession d'histoires qui vont de deux ou trois pages à plus de 120 pour la plus longue, histoires où se forgent les "moments décisifs" où la "moralité" des acteurs (un général de l'Armée Rouge, un Waffen SS, Chostakovitch, Adolf Hitler) fait régulièrement surface. La bataille de Stalingrad est l'un de ces moments ; "l'Opus 110" de Chostakovitch en est un autre, de même que la visite en prison de Nadezhda Krupskaya (la femme de Lénine) à la jeune anarchiste qui tenta de l'assassiner. Les histoires se déroulent, enflent et finissent par ressembler à une partition polyphonique scrupuleusement orchestrée. Un concert de voix qui, au lieu de s'entrechoquer ou de discorder, s'harmonisent et s'interpellent. (...)

Lire la suite sur : http://www.chronicart.com/livres/william-t-vollmann-central-europe/
Chro
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le 29 août 2014

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