Encore un petit Nicolas Eymerich pour la route ? Rhoooo, allez ! Enfin, « petit », façon de parler : pour cette cinquième enquête de notre inquisiteur préféré, Valerio Evangelisti a vu grand. Et après avoir accru la densité et la complexité de son univers avec le très bon quatrième tome de la saga, Le mystère de l'inquisiteur Eymerich, voilà que l'auteur en rajoute encore une couche avec ce Cherudek bien différent des volumes précédents : plus gros, plus dingue (éventuellement), plus complexe (peut-être), plus déroutant (sans doute).

Mais voyez plutôt : nous sommes en 1360. Nicolas Eymerich, inquisiteur général de la province d'Aragon, supporte mal le séjour d'Avignon et les complots qui entourent le successeur de Pierre dans son exil. Il a des ennemis au cœur même du Palais des Papes : les Franciscains, après une période d'incertitude, ont repris du poil de la bête ; ils s'opposent insidieusement au thomisme des Dominicains, leurs rivaux, qui tend à devenir progressivement la philosophie officielle de l'Eglise. Or Eymerich, farouche dominicain et thomiste ardent, s'en prend clairement aux disciples de saint Francois quand, au cours d'une cérémonie provocatrice, il en vient à brûler comme hérétiques des manuscrits de ce Raymond Lulle que certains d'entre eux entendent canoniser...

Aussi ne rechigne-t-il guère à quitter Avignon sur les ordres (indirects) du pape pour mener une enquête dans le Sud de la France, en proie à d'étranges phénomènes ; on y parle d'une armée de morts-vivants massacrant Anglais et Castillans en criant : « A la mort Gog ! A la mort Magog ! » Faut-il voir dans cette allusion au général des armées de l'Antéchrist le signe de l'Apocalypse prochaine ? Plus prosaïquement, il faut reconnaître que ces massacres tombent bien mal, en venant compromettre les préliminaires de Brétigny destinés à sceller une trêve entre le Dauphin Charles et le roi d'Angleterre... Or, si l'Eglise ne peut officiellement prendre parti, il ne fait aucun doute qu'elle se tient aux côtés de la couronne française dans cette affaire, et elle sait que la trêve est nécessaire. C'est dans cette atmosphère complexe et sordide que le père Nicolas Eymerich traverse le Midi de la France, en compagnie de son fidèle ami, le bien plus débonnaire père Jacinto Corona (très bon personnage, déjà croisé dans Les chaînes d'Eymerich et Le corps et le sang d'Eymerich, dont la lecture peut se révéler utile à la compréhension de ce cinquième volume).

Mais, sur leur route, les deux inquisiteurs vont sans cesse tomber de Charybde en Scylla : dès le premier jour de son périple, Eymerich a été clairement menacé ; et, surtout, aux hordes suscitées par la nécromancie semblent se joindre de sinistres et cruels routiers, tous plus ou moins aux ordres d'étranges frères dissidents de l'ordre de saint François, lesquels entendent bien ressusciter l'Ecclesia spiritualis, l'hérésie prêchant jusqu'au fanatisme la pauvreté absolue du Christ, et en déduisant la nécessité de la pauvreté de l'Eglise et de tout un chacun... ce qui autorise bien des débordements et excès. Ajoutons-y les sermons enflammés de deux ermites suédoises et d'un enfant espagnol, tous trois considérés comme des saints par la populace fanatique, mais dont on ne sait trop ce qu'il faut penser, les épidémies soudaines qui ravagent la région, la corruption des évêques, le regain d'intérêt pour l'alchimie chez les puissants, les exactions des brigands et routiers peu désireux de déposer les armes, le souvenir des abominables pratiques des chevaliers du Temple éliminés un siècle et demi plus tôt, et, enfin, les « miracles » et visions dantesques dont la rumeur parvient aux oreilles des deux inquisiteurs, on comprendra que la tâche de ces derniers ne sera pas de tout repos...

Les lecteurs habitués des enquêtes de Nicolas Eymerich savent que, dans les quatre volumes précédents, à la trame principale prenant place au XIVe siècle venait s'adjoindre une deuxième ligne narrative à l'époque contemporaine (avec éventuellement un brin d'anticipation), ainsi que, par deux fois (Nicolas Eymerich, inquisiteur et Le mystère de l'inquisiteur Eymerich), une troisième histoire, prenant place cette fois très clairement dans le futur. Dans Cherudek, Valerio Evangelisti procède un peu différemment : il renouvelle ainsi les principes directeurs de sa fameuse série, ce qui n'est pas plus mal (on a vu comment la lassitude devenait dommageable avec Le corps et le sang d'Eymerich, quand bien même le quatrième volume avait ensuite amélioré la situation), mais peut néanmoins se révéler quelque peu déroutant.

En effet, la deuxième ligne narrative, constituée par les chapitres intitulés « Temps zéro », ne saurait, comme son nom l'indique, se voir attribuer une datation précise, ni même, à vrai dire, une localisation aisée. Nous sommes dans une étrange ville noyée par la brume ; une ville conçue selon un mystérieux plan géométrique, et abondant en manifestations indéniablement surnaturelles. Nous y suivons trois « hommes en noir », trois Jésuites : le père Céleste, le père Clément... et le père Jacinto Corona (rappelez-vous Les Chaînes d'Eymerich). Ceux-ci mènent une complexe enquête partant de la chapelle se trouvant très exactement au centre de la ville, chapelle où se trouverait une relique unique en son genre : le crane de San Malvasio. Ou San Malvagio, le « Saint Mauvais », ainsi que les Cathares surnommaient autrefois Eymerich (voir Les Chaînes d'Eymerich et Le Corps et le sang d'Eymerich) ? Les trois Jésuites, quoi qu'il en soit, entendent bien percer le secret de Cherudek ; il leur faudra pour cela allier sagacité et érudition, compétence théologique et cryptographique... alors que l'aboutissement de leur enquête pourrait bien se révéler plus horrible que tout ce que l'on pourrait imaginer.

A ces deux lignes narratives, il faut enfin ajouter, régulièrement, les interventions à la première personne de celui qui se présente de lui-même comme le narrateur de cette double histoire ; dans un état de « nonentropie », celui-ci nous entretient régulièrement de science et de pseudo-science, de religion et de magie, dans des discours hermétiques qui contiennent la clé de l'ensemble...

Ouf. Etrange, tout de même. Réussi ? Faut voir.

Pendant un bon moment, ce cinquième volume rassemble tous les éléments lui permettant de se placer au moins au niveau des meilleurs tomes de la saga, et probablement même au-dessus. Valerio Evangelisti s'y montre plus subtil qu'auparavant, plus érudit aussi ; et, dans les ruelles brumeuses de Cherudek, il construit avec brio un monde étrange et cauchemardesque qui n'a rien à envier aux plus grands maîtres du fantastique et de l'horreur. La quatrième de couverture convoque Borges, Poe et Lovecraft ; et, étrangement, elle n'a pas tort... Mais les séquences médiévales ne sont pas en reste, où l'auteur joue avec talent de sa maîtrise du suspense, mais parvient également de temps à autre à susciter quelques scènes d'horreur pure (et éventuellement gores...) parfaitement brillantes. L'intrigue, plus complexe encore que d'habitude, et jouant sur une multitude de niveaux (politique, religieux, scientifique, philosophique, psychologique...), est troublante et bien vue ; et le lecteur, comme dans un bon polar, est pris régulièrement du besoin de mener sa propre enquête, pour élucider tant les mystères de 1360 que ceux de Cherudek (pour ces derniers, les énigmes crypotgraphiques et symboliques sont assez distrayantes, d'ailleurs...). Enfin, l'alchimie complexe entre fantastique et science-fiction est plutôt attrayante, quand bien même déroutante.

Alors, où est le problème ? Je ne vais pas m'étendre sur les quelques bévues historiques ici ou là – notamment sur le rôle de Du Guesclin, ou encore sur la datation de la guerre de Cent Ans, erreur déjà rencontrée dans un précédent volume... –, pas insurmontables, ni sur les agaçantes coquilles et confusions – le père Céleste et le père Clément, notamment, échangent souvent leurs rôles... – et autres « maladresses » (les loups qui hululent régulièrement...) qui parsèment ce roman, et dont la faute incombe à l'éditeur et non à l'auteur.

Non, le principal problème réside dans un défaut de construction de l'ouvrage. En effet, le roman, bien plus long que les précédents, tend franchement à s'éterniser inutilement sur près des deux-tiers, voire des trois-quarts, de sa longueur totale : les péripéties d'Eymerich et de Jacinto, tout d'abord franchement palpitantes, deviennent ennuyeuses au fur et à mesure qu'elles se multiplient et que les mêmes scènes, à peu de choses près, se répètent (Eymerich tombe sur des ennemis ; il craint pour sa vie ; grâce à sa ruse, il parvient à s'enfuir ; Eymerich tombe sur des ennemis ; il craint pour sa vie ; grâce à sa ruse, il parvient à s'enfuir ; Eymerich tombe sur des ennemis, etc., ad nauseam...) ; parallèlement, l'enquête des trois Jésuites à Cherudek prolonge le flou pendant bien trop longtemps, et, à force de ne pas savoir où l'on va, on finit par ne plus guère avoir envie d'y aller... Puis le rythme redevient plus correct... avant de connaître, sur les cent dernières pages, une accélération totalement incongrue, accumulant les révélations expédiées par-dessus la jambe et totalement injustifiées eu égard à la logique du récit, et les « explications » dont le laconisme et l'obscurité ne dissimulent guère le côté franchement artificiel. Et hop, fin, avec du Deus ex machina en veux-tu en voilà. Et là on a envie de dire : « Déjà ? Mais... Mais... Ah bon. »

Et c'est bien dommage, tout de même. Cherudek aurait pu être le meilleur des Eymerich ; en définitive, il se révèle un peu décevant, et surtout frustrant ; son inventivité, son astuce, le placent au-dessus de « la concurrence », certes, mais ses défauts suscitent régulièrement un ennui léger, ce qui est plutôt regrettable pour une littérature « de divertissement »...

A suivre, malgré tout.
Nébal
7
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le 15 oct. 2010

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