Dans l'oeuvre abondante de l'écrivain espagnol Ramòn Gòmez de la Serna (1888-1963) se détache un petit livre publié en 1928 en France : Cinelandia (Cinéville).

Ramon y invente la ville fantasmatique de tous les films, et s'en fait le poète critique...

Ville idéale, libre et trompeuse :
"Les cinévillais sont libérés, en perpétuel dimanche". car "Tout était chaque jour plus permis sur ce morceau de terre".

Cinelandia précède de quelques années la construction réelle de Cinecitta dont elle n'est pas l'esquisse. C'est une ville dure, où on meurt brûlée, violée (les hommes, bizarrement, ne meurent pas), mais sans funérailles : la mort est taboue, sauf si elle vient à être filmée...

C'est la ville-spectacle, dont les périphéries sont rendues stériles par les sels cinématographiques qu'on y répand... La ville-vitesse, qui laisse loin derrière elle ce qui n'adopte pas son rythme frénétique. "Ce n'est que confusion et cruauté. Pour me tirer de mon indifférence, il n'y a que la vitesse, et les emplettes", lance une actrice nonchalante...

Ville proche de cette île inventée par Bioy Casares dans "l'Invention de Morel", mais qui, loin d'être le rêve fou d'un homme, parait plutôt la préfiguration de l'humanité future.
C'est la ville inauthentique, celle du faux généralisé ; on y croise de faux militaires, de faux toreros, c'est une fausse société, parfaitement organisée.

C'est la ville-tourisme enfin, "la ville où tout est promenade"...
"Le scepticisme surnage à Ciné-ville. Tout s'y passe comme cela finira par se passer dans le monde entier, à condition qu'il n'y ait pas de prolétariat. On y réfléchit comme du haut d'un arbre, sans se soumettre aux engrenages de la société."

A lire Gòmez de la Serna, on se surprend à de louches nostalgies pour ce premier quart du siècle où le cinéma naissant apparaissait comme une fabrique de surfaces. Il y a, dans cette enfance de l'art, quelque chose de profondément émouvant. Cet art boiteux, qu'on dit "muet" (a-t'on jamais dit de la peinture qu'elle était sourde ?) a la grâce du mime, et Cinéville témoigne de la quête sans cesse recommencée de l'expression juste. La maison de fous s'appelle "Musée de l'expression", car "ces fous du ciné ont atteint aux plus extravagants spasmes de l'expression. Ils n'ont chacun qu'une expression originale, mais celle-ci, fixe, immobile, ouvre sur les abîmes"...

Grand amateur de femmes, Ramon s'en donne à cœur joie dans la description des jolies actrices ; les passages consacrés au culte cinématographique des "baigneuses" est un pur régal : " J'ai aussi des seins, mais ça m'est égal ", minaude une starlette sur la plage...

Mais les stars paient un lourd tribut au "vain drap blanc" : Elles perdent la vue, brûlées par les projecteurs, la vie, dans des accidents de tournage, et surtout leur âme, restée fixée au ruban de celluloïd...

Ramon parle des films comme de reliquaires : il y a d'authentiques petits bouts de passion à l'intérieur, le tout est d'avoir la foi... Et quand il raille la grand'messe cinématographique : "Le monde entre voir ça ", je ne peux m'empêcher de penser à un mécréant célèbre qui aimait à entrer dans les Eglises, " pour voir ce qui s'y passe "...

Mais il n'est pas dupe : ses coups de griffes sur les " larmes à l'oignon " et tous les artifices d'un art balbutiant laissent percer une profonde intelligence de ce qui se met alors en place ; s'il parle de "beautés éloignées", c'est qu'il a compris que ça existe, même si c'est loin...

Que le cinéma a d'ores et déjà conquis sa place au réel, et que la ligne de partage des avis importe moins que la permanence du débit des images : " Nous lançons au monde un immense ténia, dont il est impossible de couper la tête "...

Qu'est le cinéma si ce n'est des souvenirs de cinéma ? C'est à l'apparition de cette ère des souvenirs de masse que s'attache Ramon : " L'homme caméléon a peuplé de types différents et humains l'imagination de ses contemporains "

Un très beau livre...
Alcanter
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le 24 sept. 2010

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Alcanter

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