Désorientale
7.9
Désorientale

livre de Négar Djavadi (2016)

De l’Iran à la France, Désorientale est l’histoire d’un exil, d’une quête identitaire. À travers cette histoire, c’est aussi celle de la famille orientale et du pays natal qui est racontée par la narratrice partagée entre deux cultures.
Kimiâ Sadr, la narratrice, à partir de la salle d’attente d’un hôpital, nous raconte donc l’histoire de sa famille et de son pays : à la petite histoire se mêle la grande Histoire. C’est l’occasion pour elle de se remémorer ses souvenirs de son enfance en Iran à son exil en France, de la naissance de sa grand-mère paternelle (Nour) à son histoire personnelle. Elle convoque le souvenir de son oncle numéro deux (Saddeq), le dépositaire de l’histoire familiale qu’elle reprend ici à son compte.
Kimiâ est la fille de Darius et Sara Sadr, des opposants politiques, au régime du Shah dans un premier temps et à celui de Khomeiny dans un second temps. L’auteure a ainsi l’ambition « d’embrasser le XXe siècle iranien » , des coups d’États à la révolution islamique. Si la part autobiographique est importante, l’ambition de Négar Djevadi n’était pas de raconter son histoire mais de tisser une saga familiale fictive en Iran : elle explique avoir utilisé ce canevas biographique pour y mettre ses personnages .
En effet, Négar Djevadi est scénariste, d’origine iranienne, qui a fui son pays clandestinement pour arriver en France. Désorientale est son premier roman, paru en août 2016 aux éditions Liana Levi. Elle passe du scénario au roman par l’envie de dépasser l’action cinématographique, de raconter une histoire .
Évidemment, le thème de l’exil et donc de l’intégration dans un autre pays occupe une place importante dans le roman. L’intégration, selon Négar Djevadi, est d’abord une désintégration : c’est se « débarrasser d’une partie de son identité », « se vider un peu pour se remplir d’une autre culture ». L’arrivée en France se révèle une seconde naissance pour la narratrice :



« À vrai dire, rien ne ressemble plus à l’exil que la naissance. S’arracher par instinct de survie ou par nécessité, avec violence et espoir, à sa demeure première, à sa coque protectrice, pour être propulsé dans un monde inconnu où il faut s’accommoder sans cesse des regards curieux. Aucun exil n’est coupé du chemin qui y mène, du canal utérin, sombre trait d’union entre le passé et l’avenir, qui une fois franchi se referme et condamne à l’errance. »
La narratrice est volontairement un personnage qui échappe autant à la culture iranienne qu’à la culture française, ce qui mène à une quête identitaire qui interroge d’un point de vue critique ces deux cultures :
« L’enfant volubile et liante que j’étais est devenue une adulte parisienne avec un visage fermé chaque fois qu’elle sort de chez elle. Je suis devenue, comme sans doute ceux qui ont quitté leur pays, une autre. Un être qui s’est traduit dans d’autres codes culturels. D’abord pour survivre, puis pour se forger un avenir. Et comme il est généralement admis que quelque chose se perd dans la traduction, il n’est pas surprenant que nous ayons désappris, du moins partiellement, ce que nous étions, pour faire de la place à ce que nous sommes devenus. »
Cette position entre deux cultures traduit véritablement l’exil qui passe également par le style de la narration. En effet, on retrouve à la fois le genre des contes orientaux (comme Les Contes des mille et une nuits dont elle cite la référence) : l’histoire de la famille provient de la tradition orale contée par son oncle Saddeq dans son enfance. De nombreuses parenthèses, digressions et retours en arrière caractérisent le récit de Kimiâ. A l’instar des contes orientaux, son récit se réinvente au fur et à mesure de son avancement, ce qui constituait la principale caractéristique des récits de tradition orale:
« Dépositaire de la légende familiale, Oncle Numéro 2 avait au cours des années, grâce à un savant dosage entre réalité er fiction, consolidé la plupart de ses récits dans une version personnelle qui semblait convenir à ses frères, oncles, tantes, cousins et cousines de multiples degrés. »
Pourtant, une autre tradition littéraire, bien éloignée, semble s’y mêler. Les rouages du récit sont ici mis en scène : elle évoque ses doutes concernant le récit de son oncle, sa seule source de l’histoire familiale, concernant ses propres souvenirs. Elle n’hésite pas à interpeller le lecteur pour les lui signaler. Raconter ne coule pas de source, la narratrice doit affronter de réelles difficultés avant de parvenir à raconter son histoire. Cela relève de la tendance française post-avant-garde, l’héritage de « l’ère du soupçon » semble ici s’incarner. Les multiples digressions et retours en arrière typiques du conte oriental permettent d’exprimer les rouages du récit et la mise en scène des difficultés à raconter de la narratrice. C’est véritablement dans cet entrecroisement de deux traditions littéraires que l’exil et la difficulté de trouver son identité se marquent.
Par ailleurs, la problématique de l’identité culturelle se double ici de la question autour de l’identité de genre. Le mensonge et la fiction, déjà présents dans les récits de Saddeq, viennent également renforcer celui de Kimiâ à propos de son identité sur laquelle elle a longtemps menti. Son oncle était homosexuel, comme la narratrice mais en Iran, elle nous explique que l’homosexualité est considérée de façon pire encore qu’une honte :
« Vous me direz : c’est cliché l’histoire de cette fille dont le père veut un fils, qui vire garçon manqué et finit lesbienne. C’est vrai […] Mais vu de Téhéran, ce genre de cliché, même avalé de travers, n’existe pas. Le terme « garçon manqué » n’existe pas ; ni aucun autre terme, aucun autre mot, qui reconnaîtrait un tant soit peu cette différence. On est garçon ou fille et ça s’arrête là […] La transsexualité existe parce qu’il y a pire qu’être transsexuel : être homosexuel. Ce n’est même pas une honte […] C’est une impossibilité d’être. Une non-réalité. »
Elle convoque ses souvenirs depuis la salle d’attente du service de procréation médicalement assistée de l’hôpital comme si toute l’histoire (de son pays, de sa famille et d’elle-même) explique pourquoi elle se trouve là :
« Avec le temps et la distance, ce n’est plus leur monde qui coule en moi, ni leur langue, leurs traditions, leurs croyances, leurs peurs, mais leurs histoires. Si c’est moi qui ai retenu le mieux les récits d’Oncle Numéro 2 et les conversations avec Bibi, si c’est moi qui les ai emmenés par-delà les frontières comme des trésors cachés, me les récitant la nuit longtemps après avoir quitté l’Iran, allongée sur un matelas au pied du canapé-lit où dormaient Leïli et Mina pour ne pas les oublier, si j’ai essayé de les préserver, et même si j’ai échoué, et même si je les ai laissés couler dans les profondeurs de ma mémoire, si c’est moi qui tente encore de les déterrer, c’est peut-être parce qu’il était écrit quelque part qu’un jour je serais seule dans un hôpital en travaux de Pârisse, à quatre mille deux cent cinquante-trois kilomètres de Mazandaran, un tube de sperme sur les genoux. »
Petit à petit, elle parvient donc à nous faire part de son histoire, à transmettre la mémoire à l’instar de son oncle : elle assure la transition entre la mémoire orientale d’une part et sa propre mémoire occidentale d’autre part. Elle parvient également à assumer son identité, ce que n’a pas su faire son oncle en Iran : « Désormais, je pense mon corps comme mon seul pays, ma seule terre et j’en dessine les contours comme je l’entends. »
La narratrice, à l’instar de Shéhérazade tentant de sauver sa vie, manie avec brio l’art du suspense : cela lui permet à la fois de maintenir le lecteur en haleine mais aussi d’éviter de parler tout de suite des événements douloureux : elle les aborde à plusieurs reprises avant de véritablement en venir au fait, uniquement lorsqu’elle est prête à les raconter.
Par ailleurs, elle introduit des notes de bas de page concernant l’histoire de l’Iran afin que le lecteur puisse être au courant de ces faits sans que cela ne vienne entraver sa compréhension du récit ou que le récit ne se transforme en manuel d’histoire.
Désorientale est donc un roman captivant qui réinvente le conte oriental en y mêlant une tradition littéraire française : cette originalité stylistique traduit vraiment l’exil et le partage entre deux cultures qui en résulte. Le roman a d’ailleurs obtenu le Prix du Style pour ses prouesses narratives. L’intrigue captivante renforce le style de ce premier roman.


StefaniaWattier
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Créée

le 16 févr. 2018

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