La 1ère fois que j’ai croisé l'écriture de Laurent Gaudé, c’était en 2013, au Festival d’Avignon, par la pièce le Tigre Bleu de l’Euphrate, épopée onirique, historique et poétique sur la grande conquête vers l’Est d’Alexandre le Grand. Un le texte qui m’est resté en tête.
Et moi, la bêcheuse, qui frime sur sens critique, genre qui lit beaucoup et tout le temps, Laurent Gaudé je ne savais qui c’était.
Or c’était déjà un auteur connu et reconnu… Par deux romans en particulier, que je vous conseille d’ailleurs, La Mort du Roi du Tsongor, paru en 2002 et Prix Goncourt des Lycéens et le Sous le soleil des Scorta, Prix Goncourt, tout court, en 2003.


Donc me voilà partie pour découvrir l’œuvre de ce monsieur, très doué, c’est vrai, je suis pour ma part habitée par Eldorado, livre qui a changé ma perception du monde.


Je ne suis pas fan de toutes les œuvres de Laurent Gaudé, mais disons quand même qu’en général, c’est de la bonne came.
Ce que j’aime particulièrement chez cet auteur c’est sa capacité à mêler l’Antiquité à notre monde moderne, le souffle poétique et le surnaturel, le quotidien et l’extraordinaire… et à parler de la Méditerranée, de l’Europe, de l’Afrique, du Moyen Orient comme des terres mêlées d’histoires communes, des terres foulées par des hommes et femmes si proches et si loin, des terres qui portent des histoires aussi sombres que lumineuses …


C’est en sachant cela que mon amie Marion m’a prêté Ecoutez nos Défaites, roman paru en 2016.
Et je ne m’en remets pas…


Ce livre est puissant, beau, onirique, c’est un livre choral et intense.
Nous suivons les pas d’Assem et Mariam, amants d’un soir, nuit d’amour intense, qui en chacun d’eux restera comme le début d’une histoire d’amour.
Assem travaille pour les services secrets français, et va se voir confier la mission d’aller loger un ex Membre des forces spéciales américaines, qui se fait appelé Job, ayant participé à l’assaut de la maison de Ben Laden.
Mariam, elle, est irakienne et a vu sa destinée basculer le jour où la chute de Saddam a provoqué le pillage du musée national irakien. Depuis elle est spécialisée dans l’expertise des œuvres d’arts pillées et leur retour dans les musées d’origine, en particulier en Irak.
Le roman se situe dans ce passé proche dont nous avons tous des images, en Syrie, avec l’avancée de Daesh et ses exactions. En particulier, le roman rend hommage à Khaled Assad conservateur du site de Palmyre, homme de 84 ans, abominablement torturé et tué par Daesh pour ne pas avoir voulu révéler où il avait caché les trésors du site.


Leur histoire, parallèle et néanmoins lointaine, est croisée par trois autres : nous serons tour à tour aux côtés du Général Grant qui finit sa guerre de Sécession contre Lee et d’autres américains, Hannibal qui franchit les Alpes et tente de vaincre Rome et Hailé Sélassié qui lutte désespérément contre l’invasion de l’Ethiopie par les armées de Mussolini…
Assem rêve du visage tuméfié de Khadafi qu’il a laissé (le suppose-t-on) se faire lyncher sur une route près de Syrte, et ce sont ces démons qui le rendront proche de Job.
Mariam se bat contre la maladie qui la ronge, s’appuie sur l’amour qu’elle a partagé avec Assem, pleure devant les pillages du musée de Mossoul et s’interroge sur ce qui est plus important, ces œuvres qui malgré tout défient le temps ou les êtres humains que la guerre emporte, sans cesse…
Grant, Hannibal, Hailé Sélassié racontent la fine frontière entre la victoire et la défaite, entre la croyance et la réalité, racontent aussi l’orgueil de celui qui veut vaincre, comme la force de celui qui pense perdre, leur humanité commune et finalement leur défaite commune.


Je ne sais pas si c’est un livre pessimiste, car il y est quand même beaucoup question de batailles, de sang versé, d’engagements non tenus (le discours d’Hailé Sélassié devant la SDN moribonde, annonçant la débacle de la 2ème guerre mondiale par exemple), de défaites mais aussi de victoires amères….
Je ne sais pas si c’est un livre pessimiste, car moi j’en suis sortie plutôt dans la lumière, celle de l’immanence d’une humanité qui survit, malgré tout, par l’art peut être, par la mémoire aussi, de ces batailles, par ces objets, dont l’un d’eux finit enterré sur le site d’une ancienne bataille d’Hannibal, par la lumière de la Méditerranée, qui toujours illumine ses côtes…
Le livre s’ouvre sur un poème donné à Mariam par Assem:
« Corps, souviens toi, non seulement de l’ardeur avec laquelle tu fus aimé, non seulement des lits sur lesquels tu t’es étendu, mais de ces désirs qui brillaient pour toi dans les yeux et tremblaient sur les lèvres » (c’est de Cavafy, poête grec)
et se conclue sur une prière en Araméen murmurée par Mariam et ces quelques mots :
« Ecoutez nos défaites, ils le disent ensemble, avec une sorte de douceur et de volupté, écoutez nos défaites, nous n’étions que des hommes, il ne saurait y avoir de victoire, le désir, juste, jusqu’à l’engloutissement, le désir et la douceur du vent chaud sur la peau »

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le 23 oct. 2018

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