Il y a quelque temps de cela, je vous avais dit beaucoup de bien du Miroir aux éperluettes, le premier (court) recueil de nouvelles de Sylvie Lainé, qui reste bel et bien à mon sens une des meilleures publications d'ActuSF, et peut-être même LA meilleure. Si le recueil avait, je trouve, quelque chose d'inégal, j'avais cependant gardé un excellent souvenir de deux nouvelles, « La Bulle d'euze » et « Un signe de Setty », qui m'avaient tout simplement bluffé. Aussi, quand ActuSF a annoncé la sortie d'un second recueil de la talentueuse mais guère prolifique nouvelliste, je me suis jeté dessus (le recueil, pas la nouvelliste, enfin !).

Espaces insécables, donc. Six nouvelles, dont quatre datent d'une vingtaine d'années, une de l'an 2000, et la dernière de 2008. Et à nouveau un titre typographique. La quatrième de couv', de même que Sylvie Lainé elle-même, met en avant la thématique du choix. Certes, certes ; mais j'ajouterais que ce choix concerne souvent la relation à l'autre, ce qui établit une continuité avec le recueil précédent ; mais là où celui-ci traitait essentiellement de la rencontre et éventuellement du lien, Espaces insécables, ironiquement, nous conte souvent de (plus ou moins) cruelles histoires de séparation... ce qui en fait bien un « miroir » du précédent (eh eh) ; et Catherine Dufour, dans sa « Préface » (pp. 9-13), me paraît très juste quand elle écrit (pp. 9-10) que « le point commun de toutes ces histoires [...] c'est l'amour, sinon conjugal, du moins interpersonnel, et surtout, c'est son échec ». Pourtant, la science-fiction de Sylvie Lainé ne me paraît pas fondamentalement pessimiste, et a même quelque chose de lumineux, jusque dans les thématiques les plus sombres...

« Carte blanche » (pp. 15-34 ; prix Septième Continent 1986) emprunte le cadre classique mais toujours fascinant de l'arche stellaire, mais en renouvelant astucieusement ses implications. Là où ces histoires de vaisseaux générationnels posent le plus souvent la question de la conscience du monde extérieur, Sylvie Lainé considère celle-ci comme acquise, et préfère jouer d'un postulat en apparence farfelu mais riche de possibilités pour s'interroger sur le libre-arbitre et le déterminisme, le hasard et la volonté, ou, autrement dit, la liberté et son illusion. Si la conclusion (on ne parlera guère de « chute ») est passablement convenue, le résultat n'en est pas moins tout à fait convaincant, et introduit adroitement les nouvelles suivantes.

« Le Chemin de la rencontre » (pp. 35-50 ; prix Rosny aîné 1986) pourrait d'ailleurs éventuellement être considérée comme une « suite » de la nouvelle précédente. Mais, en dépit du titre, c'est essentiellement l'histoire d'une séparation qui nous est contée (thème entraperçu dans la première nouvelle, mais qui devient cette fois bien autrement explicite). C'est aussi l'occasion de mettre en scène une assez remarquable espèce extraterrestre, qui introduit plus radicalement dans le recueil une touche de « bizarre » subtilement poétique, qui imprégnera l'ensemble des textes suivants (parallèlement à « l'absurde » déjà saillant dans « Carte blanche »).

Poétique, oui. Mon Dieu, c'est HORRIBLE ! Je hais la polésie. J'exècre les pouètes. Bon sang. Et pourtant, là, ça va. Très bien, même. Y'a pas, elle est forte, cette Sylvie Lainé... Parce que généralement subtile, donc, et maniant la plume avec adresse, pour un résultat d'une fausse simplicité, élégant de sobriété et de justesse.

Bon, c'est hélas un peu moins vrai (à mes yeux, en tout cas) en ce qui concerne « Partenaires » (pp. 51-59), avec son ordinateur pouète, justement. Une nouvelle de SF passablement humoristique et pas très originale, qui m'a laissé assez froid (pour le coup, je ne partage donc pas vraiment l'opinion de Catherine Dufour y voyant « la clef de tout » – p. 13). Pas désagréable, mais, bon... Peut mieux faire.

Et fait bien mieux dès la nouvelle suivante, « Le Passe-Plaisir » (pp. 61-78 ; inédite, semble-t-il), un de mes textes préférés du recueil. Et peut-être son texte-clef (ben, à mes yeux, donc, hein), dans la mesure où cette étrange utopie post-humaine concilie admirablement les thématiques du choix et du rapport à l'autre, l'absurde et la poésie, le classicisme et l'originalité, l'émotion et l'idée. Une nouvelle romantique et loufoque, plus aigre-douce que jamais (et j'arrête les oxymores, parce que, bon). J'aime beaucoup.

Et je rejoins cette fois l'éminente préfacière pour ce qui est de la nouvelle suivante, « Définissez : priorités » (pp. 79-100) : c'est effectivement bien bon, ça, ma bonne dame. Une très bonne nouvelle, très humaine sous la froideur de son titre, et déprimante comme c'est pas permis, « l'autre » s'y révélant plus inaccessible que jamais.

Le recueil s'achève enfin sur « Subversion 2.0 » (pp. 101-113), nouvelle au postulat science-fictif, mais louchant sur le fantastique, puisque jouant du thème classique du double. Celui d'un médiocre dans une société médiocre. Intéressant et efficace, mais peut-être un peu inachevé à mon goût...

Au final, si, je l'avoue, je n'ai pas trouvé dans Espaces insécables de textes aussi évidemment bluffants que « La Bulle d'euze » ou « Un signe de Setty », je l'ai néanmoins trouvé plus cohérent et constant dans la qualité que le recueil précédent. Espaces insécables confirme que Sylvie Lainé est une des plus brillantes nouvellistes de la SF française. J'irais même jusqu'à dire que ses textes m'évoquent régulièrement, par exemple, Sturgeon ou Le Guin ; or j'aime beaucoup Sturgeon et Le Guin... Bref, Espaces insécables est à nouveau un très bon petit recueil, un digne successeur du Miroir aux éperluettes, et figurant à son tour parmi les plus belles réussites des Trois Souhaits. Et vivement une troisième livraison du même tonneau, tiens ! Allez, hop. Et plus vite que ça.
Nébal
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le 1 nov. 2010

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