Certains peuvent avoir de la littérature une image étriquée. L'image d'un art sérieux, disqualifiant tout rire, toute volonté de régression, etc. En étudiant l'histoire littéraire française, on comprend à quel point le rapport de la littérature au régressif a évolué au fil des siècles.


La littérature n'est pas un art sérieux, c'est un art qui évolue. Les humanistes n'hésitèrent pas (Rabelais et d'autres) en leur époque à mélanger les niveaux de style, à mêler les tonalités. On pouvait très bien passer, dans un même texte, ou dans l’œuvre d'un même auteur, de la réflexion la plus sérieuse à la boutade la plus scatologique.


Le classicisme, ou plutôt certains théoriciens du XVIIème siècle, verra d'un mauvais œil ce mélange des genres. Rabelais sera décrié comme un "philosophe ivre" par Voltaire dans Lettres philosophiques, Malherbe condamnera cette transgression de la bienséance tant aimée par le classicisme (ne pas choquer, vision pudique, pour ne pas dire pudibonde, de la littérature).


Pourtant, ce mélange propre aux humanistes de la Renaissance n'a rien de choquant en soi. Un romancier comme Rabelais pouvait passer, en effet, d'un propos très régressif à un développement ingénieux et intelligent sous la forme d'une parabole, d'une lettre didactique, etc. En lisant les poètes de l'antiquité, comme Catulle, on se rend compte à quel point le régressif est un élément potentiel de la littérature. Ou, devrais-je dire, d'une littérature débarrassée de la lourdeur des interdits chrétiens.


Catulle peut disserter sur le trou du cul, cela ne l'empêche pas d'écrire aussi des poèmes d'une grande tendresse. Rabelais peut écrire sur le torche-cul de Gargantua et rédiger également la lettre de Gargantua sur l'éducation. Ces deux pôles ne sont pas incompatibles, ils sont des éléments de la vie. Une vie est faite de hauts et de bas, de vulgarité et de noblesse. C'est, façonné consciemment ou non, par le christianisme que nous réagissons avec des rougeurs sur les joues lorsque nous lisons "fils de pute" chez Chrétiens de Troye ou "merde" chez Rabelais.


Ces auteurs étaient croyants, respectaient la religion chrétienne, mais ne se soumettaient pas intégralement à cette logique aride de disqualification des ridicules de la vie. Ce sont ces ridicules qui permettent à l'homme de constater également sa grandeur. Le rire n'empêche pas la réflexion, la régression n'empêche pas la création. L'homme est un animal multiple qui doit se réconcilier avec ses différentes facettes car c'est cette complexité qui le rend attachant et, au final, profond.


L'extrait qui suit illustre cette jonction que tentèrent certains auteurs entre un héritage antique et chrétien. Autrement dit, une liberté de ton antique et des valeurs chrétiennes (valeurs nécessaires pour créer un ordre social, car la liberté de chacun nécessite des freins pour amener une communauté à vivre "en bonne intelligence"). L'extrait concerne le fameux torche-cul de Gargantua. Rabelais s'amuse avec un sujet aussi trivial. Il veut autant provoquer le rire, que construire un dialogue ciselé, jouer sur les figures d'accumulation (énumération...) ou les formes littéraires (rondeau...). Ce qui montre que l'on peut créer de la littérature à partir de sujets triviaux.


"Sur la fin de la cinquième année, Grandgousier, retour de la défaite des Canarriens, vint voir son fils Gargantua. Alors il fut saisi de toute la joie concevable chez un tel père voyant qu'il avait un tel fils et, tout en l'embrassant et en l'étreignant, il lui posait toutes sortes de petites questions puériles. Et il but à qui mieux mieux avec lui et avec ses gouvernantes auxquelles il demandait avec grand intérêt si, entre autres choses, elles l'avaient tenu propre et net. Ce à quoi Gargantua répondit qu'il s'y était pris de telle façon qu'il n'y avait pas dans tout le pays un garçon qui fût plus propre que lui.


"Comment cela ? dit Grandgousier.



  • J'ai découvert, répondit Gargantua, à la suite de longues et minutieuses recherches, un moyen de me torcher le cul. C'est le plus seigneurial, le plus excellent et le plus efficace qu'on ait jamais vu.

  • Quel est-il ? dit Grandgousier.

  • C'est ce que je vais vous raconter à présent, dit Gargantua. Une fois, je me suis torché avec le cache-nez de velours d'une demoiselle, ce que je trouvai bon, vu que sa douceur soyeuse me procura une bien grande volupté au fondement ;
    une autre fois avec un chaperon de la même et le résultat fut identique ;
    une autre fois avec un cache-col ;
    une autre fois avec des cache-oreilles de satin de couleur vive, mais les dorures d'un tas de saloperies de perlettes qui l'ornaient m'écorchèrent tout le derrière. Que le feu Saint-Antoine brûle le trou du cul à l'orfèvre qui les a faites et à la demoiselle qui les portait.


"Ce mal me passa lorsque je me torchai avec un bonnet de page, bien emplumé à la Suisse.


"Puis, alors que je fientais derrière un buisson, je trouvai un chat de mars et m'en torchai, mais ses griffes m'ulcérèrent tout le périnée.


"Ce dont je me guéris le lendemain en me torchant avec les gants de ma mère, bien parfumés de berga-motte.


"Puis je me torchai avec de la sauge, du fenouil, de l'aneth, de la marjolaine, des roses, des feuilles de courges, de choux, de bettes, de vigne, de guimauve, de bouillon-blanc (c'est l'écarlate au cul), de laitue et des feuilles d'épinards (tout ça m'a fait une belle jambe !), avec de la mercuriale, de la persicaire, des orties, de la consoude, mais j'en caguai du sang comme un Lombard, ce dont je fus guéri en me torchant avec ma braguette.


"Puis je me torchai avec les draps, les couvertures, les rideaux, avec un coussin, une carpette, un tapis de jeu, un torchon, une serviette, un mouchoir, un peignoir ; tout cela me procura plus de plaisir que n'en ont les galeux quand on les étrille.



  • C'est bien, dit Grandgousier, mais quel torche-cul trouvas-tu le meilleur ?

  • J'y arrivais, dit Gargantua ; vous en saurez bientôt le fin mot. Je me torchai avec du foin, de la paille, de la bauduffe, de la bourre, de la laine, du papier. Mais
    Toujours laisse aux couilles une amorce
    Qui son cul sale de papier torche.

  • Quoi ! dit Grandgousier, mon petit couillon, t'attaches-tu au pot, vu que tu fais déjà des vers ?

  • Oui-da, mon roi, répondit Gargantua, je rime tant et plus et en rimant souvent je m'enrhume. Ecoutez ce que disent aux fienteurs les murs de nos cabinets :
    Chieur,
    Foireux
    Péteur,
    Breneux
    Ton lard fécal
    En cavale
    S'étale
    Sur nous.
    Répugnant,
    Emmerdant,
    Dégouttant,
    Le feu saint Antoine puisse te rôtir
    Si tous
    Tes trous
    Béants
    Tu ne torches avant ton départ.


"En voulez-vous un peu plus ?
- Oui-da, répondit Grandgousier.
- Alors, dit Gargantua :


RONDEAU
En chiant l'autre jour j'ai flairé
L'impôt que mon cul réclamait :
J'espérais un autre bouquet.
Je fus bel et bien empesté.
Oh ! si l'on m'avait amené
Cette fille que j'attendais
En chiant,
J'aurais su lui accommoder
Son trou d'urine en bon goret ;
Pendant ce temps ses doigts auraient
Mon trou de merde équipé,
En chiant.


"Dites tout de suite que je n'y connais rien ! Par la mère Dieu, ce n'est pas moi qui les ai composés, mais les ayant entendu réciter à ma grand-mère que vous voyez ici, je les ai retenus en la gibecière de ma mémoire.



  • Revenons, dit Grandgousier, à notre propos.

  • Lequel, dit Gargantua, chier ?

  • Non, dit Grandgousier, mais se torcher le cul.

  • Mais, dit Gargantua, voulez-vous payer une barrique de vin breton si je vous dame le pion à ce propos ?

  • Oui, assurément, dit Grandgousier.

  • Il n'est, dit Gargantua, pas besoin de se torcher le cul s'il n'y a pas de saletés. De saletés, il ne peut y en avoir si l'on n'a pas chié. Il nous faut donc chier avant que de nous torcher le cul !

  • Oh ! dit Grandgousier, que tu es plein de bon sens, mon petit bonhomme ; un de ces jours prochains, je te ferai passer docteur en gai savoir, pardieu ! Car tu as de la raison plus que tu n'as d'années. Allez, je t'en prie, poursuis ce propos torcheculatif. Et par ma barbe, au lieu d'une barrique, c'est cinquante feuillettes que tu auras, je veux dire des feuillettes de ce bon vin breton qui ne vient d'ailleurs pas en Bretagne, mais dans ce bon pays de Véron.


  • Après, dit Gargantua, je me torchai avec un couvre-chef, un oreiller, une pantoufle, une gibecière, un panier (mais quel peu agréable torche-cul !), puis avec un chapeau. Remarquez que parmi les chapeaux, les uns sont de feutre rasé, d'autres à poil, d'autres de velours, d'autres de taffetas. Le meilleur d'entre tous, c'est celui à poil, car il absterge excellemment la matière fécale. Puis je me torchai avec une poule, un coq, un poulet, la peau d'un veau, un lièvre, un pigeon, un cormoran, un sac d'avocat, une cagoule, une coiffe, un leurre.



"Mais pour conclure, je dis et je maintiens qu'il n'y a pas de meilleur torche-cul qu'un oison bien duveteux, pourvu qu'on lui tienne la tête entre les jambes. Croyez-m'en sur l'honneur, vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur de ce duvet qu'à cause de la bonne chaleur de l'oison qui se communique facilement du boyau du cul et des autres intestins jusqu'à se transmettre à la région du coeur et à celle du cerveau. Ne croyez pas que la béatitude des héros et des demi-dieux qui sont aux Champs Elysées tienne à leur asphodèle, à leur ambroisie ou à leur nectar comme disent les vieilles de par ici. Elle tient, selon mon opinion, à ce qu'ils se torchent le cul avec un oison ; c'est aussi l'opinion de Maître Jean d'Ecosse."

Al_Foux
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le 5 janv. 2016

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