Guerre est un roman de Céline, probablement rédigé dans le courant des années 30, constituant le premier vrai inédit publié avec un travail philologique d'édition sérieux depuis la fin de la rocambolesque rétention des papiers de l'auteur disparus à la libération. Céline, sous l'alias de Ferdinand, revient dans cette sorte d'autofiction à la réalité biographique brumeuse sur l'expérience de la démobilisation qu'il a connue après sa blessure dans un bombardement au début de la guerre. On suivra ainsi le personnage dans ses efforts pour réparer sa chair à vif tandis qu'il essaie d'échapper à la fois à la griffe dangereuse des officiers, propices à exécuter les mauvais soldats, et au gouffre morbide de l'hôpital où des passions presque fantastiques s'exercent dans le sous-sol.


À la réception de Céline sont aujourd'hui accolées quelques idées cycliques qui composent un portrait assez arrêté de l'écrivain : celui d'un vieux mélancolique misanthrope, aux opinions traîtres, à qui on accorde toujours l'espèce de titre honorifique a minima d'avoir intégré à ses récits d'errance un travail sur l'oralisation du langage. Pourtant, il paraît difficile face au détail du texte de concilier en un tableau harmonieux des projets aussi différents que Mort à crédit, Nord ou Féérie.


La grande réussite de ce Guerre, que menace parfois le danger de constituer un simple papier retrouvé à l'importance mineure dans le canon de l’œuvre, est de casser un peu plus la gueule littéraire de Céline en proposant quelque chose de somme toute différent.


Par bien des aspects, Guerre ressemble à un perfectionnement de ce qu'avait pu envisager un Huysmans lorsque, dans Sac au dos, il se proposait à raconter l'envers de la guerre de 1870 en enfermant par provocation son personnage dans un dispensaire flatulent. Céline travaille essentiellement dans cette œuvre la lutte que mène un personnage quasi-mutilé avec son propre corps défaillant, qu'une blessure à la tête rend constamment vomitif et hallucinant, pré-gangréné, incapable de parler – sinon au lecteur en discours intériorisé – et de se mouvoir seul l'essentiel de l'intrigue. Rarement le brigadier de l'auteur ne se sera montré aussi bestial et carnassier, cadavérique pourtant, que dans cette œuvre où la mélancolie et le cynisme de l'errance habituelle à l'écrivain semblent le plus souvent remplacés par des tiraillements galvaniques de la viande. Il s'agit dans Guerre avant tout de survivre jusqu'à demain, et l'intrigue piétine presque en huis clos dans un hôpital puis dans une petite ville, dans un contexte où la dépossession de la maladie et de la souffrance se double d'une dépossession politique de conscrit menacé tour à tour du front et du poteau d'exécution.


Face à cette dégradation profonde de l'être qui fuit constamment, par le haut, par le bas, dans la profondeur, la sexualité et l'ivresse viennent se présenter en fragiles rustines, et l'échec ultime des petites combines auxquelles se livre l'excellent personnage de Cascade dans le roman vient donner une petite dimension tragique mais misérable qui permet à la mayonnaise naturaliste de prendre plus de corps ; car ce Céline surprend, par son absence à peu près totale de la transcendance qui dans l’œuvre de l'auteur vient parfois constituer une bouée pour les éclaireurs tristes que sont les héros céliniens. On retient tout de même quelques rares échappées champêtres, tour à tour lyriques et burlesques – d'où, encore une fois, le souvenir de Huysmans –, qui ouvrent une fenêtre bienvenue et permettent de construire l'intéressante relation entre Ferdinand et Cascade.


Le roman a des défauts. Il sent parfois bien son manuscrit exhumé, dans certaines ellipses curieuses, dans des tournures de phrase qui butent de maladresse, dans une exposition un poil bavarde et illustrative. La conclusion de cette parenthèse romanesque sent un peu sa truelle et sa colle sur les bords. On pourrait reprocher au texte non pas de manquer d'unicité en tant qu’œuvre intègre, puisque la construction se tient en soi, mais de manquer d'autonomie en ayant l'air parfois de constituer une partie perdue du Voyage – d'un point de vue narratif uniquement, et pas dans le ton puisque les deux œuvres diffèrent assez grandement sur ce point.


Mais l'ensemble de ces impuretés ne suffit pas à nous faire oublier à la lecture que Guerre constitue une très belle écriture du temps d'arrêt, une station au sens christique, dans les allées froides d'un couloir où le drap du malade devient vite son linceul. Toujours avancer.


PS générique : On l'a dit, Guerre est peut-être ce que Céline aura produit de plus naturaliste ; mais alors un naturalisme où la médiation de l'amateur de Rabelais se fait ressentir dans la mesure où l'on communie empathiquement avec une chair souffrante qu'on regarde avec dégoût chez Zola et ses épigones. Le naturalisme du chirurgien contre celui du légiste.


PS stylistique : beaucoup de zeugmes inspirés, c'est la petite revanche que prend le Ciel, même entravé, dans un roman aussi fiché en terre.

S_Gauthier
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le 5 mai 2022

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