Tolstoï est et restera l'un des meilleurs romanciers historiques de tous les temps. Son roman est d'autant plus précieux qu'il raconte les guerres napoléoniennes du point de vue russe, si peu entendu et pris en compte à une époque où la France est partout: dans la langue parlée, dans la mode, dans les repas, jusque dans les campagnes. Le récit de la supériorité française sur l'ensemble du royaume prusse et sur la Russie ferait tourner la tête à tout Français n'ayant pas connu la première et seconde guerre mondiale.
Le récit met en scène des personnages décrits de manière minutieuse et ayant tous un caractère bien à eux. Devant les troupes françaises, on comprend que les soldats russes ont peur, fuient et les commandants menent la bataille de manière désordonnée. Tolstoï évoque très bien les horreurs de la guerre et les accès de folie qui sont parfois nécessaires pour s'échapper de ces horreurs.
Une chose qui choque lorsqu'on lit cet ouvrage en 2020, c'est à quel point il est facile de se rapprocher d'un personnage masculin et difficile d'aimer un quelconque personnage féminin. les femmes sont représentées comme frivoles, au coeur léger, peu intelligentes et ennuyantes. La seule exception est peut-être Maria Dimitrievna qui est décrite comme grosse, indépendante et intelligente, mais que l'on ne croise malheureusement que deux fois dans la première partie de l'ouvrage. Le but de Tostoï n'est bien sûr pas de représenter une société féministe à une époque où le terme n'existait même pas. Mais le roman permet a fortiori de voir à quel point le domaine auquel sont cantonées les femmes, les activités et les rituels auxquels elles se consacrent, ont une influence sur leur comportement qui n'a plus rien à voir avec le comportement des femmes de nos jours.
Si les hommes de nos jours continuent à boire, à parler de sujets de société et de guerre, à faire la chasse, à s'engager à l'armée tout comme les hommes des années 1800, les femmes elles, ne tombent plus amoureuses en une soirée, n'attendent plus que leur mari revienne de manière désespérée afin de se marier, et ne se tournent plus vers la religion si jamais elles sont laides.
J'ai gardé quelques citations comme exemples criards :
"Comme il arrive toujours aux femmes privées depuis longtemps de société masculine, dès l'apparition d'Anatole, les trois femmes de la maison de Nicolas Andréiévitch sentirent pareillement que jusqu'à ce moment, au fond, elles ne vivaient pas; leur capacité de penser, de sentir, d'observer, se décupla instantanément et on eût dit que leur existence s'éclairait soudain d'une lumière nouvelle, pleine de sens." (p.372, point de vue omniscient de l'auteur)
"De plus, il lui semblait qu'il y avait dans la compagnie des femmes quelque chose d'humiliant pour un homme comme lui." (p.496, point de vue de Rostov)
"Oui mon cher, j'ai déjà rencontré des hommes aimants, nobles, élevés; mais des femmes, je n'en ai jamais rencontrées que des vénales, quelles soient comtesses ou cuisinières, peu importe. Je n'ai pas encore rencontré cette pureté, cette fidélité, que je cherche dans la femme. Et me croiras-tu si je te dis que si je tiens encore à la vie, c'est uniquement parce que j'espère rencontrer cettte céleste créature qui me fera renaître, me purifiera et m'élèvera?" (p.539, Dolokhov)
"Le prince André la regardait droit dans les yeux et ne retrouvait plus en lui le même amour. Quelque chose avait soudain basculé dans son âme; ce n'était plus l'enchantement poétique et mystérieux du désir, mais un sentiment de pitié pour sa faiblesse de femme et d'enfant, de crainte devant sa confiance et son abandon, et la conscience douloureuse et pourtant joyeuse du devoir qui le liait à elle à jamais." (p.782, le Prince André)
"- Ne me dites pas des choses pareilles. Je suis fiancée et en aime un autre.
- Ne me parlez pas de cela! dit-il. Que m'importe!... Je vous dit que je suis follement, follement amoureux de vous. Est-ce ma faute si vous êtes merveilleuse ?" (p. 938, Anatole Karaguine)
L'ensemble de ces passages, représentant à chaque fois un point de vue différent, montrent à quel point la vision des hommes sur les femmes à l'époque est une vision négative, dégradante lorsque pas utopique (comme Dolokhov qui s'imagine la femme réelle comme une femme sacrée). Les femmes elles-mêmes ne voient pas d'autre issue que d'aimer et de se sentir aimées, quitte à "désaimer" du jour au lendemain.