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Une structure complexe à dessein


Ce roman alterne entre deux époques d’un chapitre à l’autre.


. La première, située dans des temps moyenâgeux volontairement flou (révélant ainsi le caractère intemporel de l’histoire contée et ses résonances avec le monde actuel), raconte l’histoire de Barbe et Barnabé, une sœur et un frère, jumeaux, depuis leurs naissances (et la mort en couche de leur mère) à leur mort (ou leur renaissance). C’est surtout à la destinée (aux accents mystiques et symboliques) de Barbe que le récit s’attache et à ses déboires successifs que le personnage accepte avec force et courage. Barbe apparaît comme une parabole quasi biblique : à sa confrontation au monde des Hommes (et des hommes), leur violence, leur malveillance et leurs vices, Barbe demeure bienveillante. Cette partie du roman sur un travail d’investigation et d’imprégnation ; Nancy Huston s’est inspirée de la vie réelle de Barbe Durand rapportée dans l’ouvrage de André Alabergère, Au temps des laboureurs en Berry. Comme tout écrivain s’emparant d’un fait réel, Huston s’est tellement imprégnée que cette histoire qu’elle est parvenue à transcender le réel pour devenir une véritable fiction.


. La deuxième époque, située dans un contexte explicitement plus contemporain mais également assez flou, suit le « carnet Scordatura » (manière d’accorder les instruments à cordes qui s’écarte de l’accord usuel), sorte d’assemblage d’extraits de journaux intimes de Nadia qui interroge sa propre essence et son identité face à un passé tout aussi tourmenté que celui de Barbe, ce personnage sur lequel elle est en train d’écrire un roman (mise en abîme donc). Nadia fait appel à son « daîmon » avec lequel elle dialogue : sorte de diable la forçant à creuser en elle ; je n’ai pu m’empêcher d’y voir un parallèle avec le dialogue qui s’opère bien souvent entre celui qui écrit et son écrivain, en d’autres termes, celui qui use de son instrument de curetage pour racler au fond des entrailles un potentiel reste d’enfant avorté. En même temps que Nadia se cherche et se reconstruit, elle donne naissance à un livre : « La sonate de la résurrection » (l’histoire de Barbe).


Une multitude de pistes d’analyse du roman


Comme tout grand roman suffisamment mûri et maîtrisé pour devenir ce que j’appelle un classique (c’est-à-dire un livre qui, quelle que soit l’époque, saura toujours résonner quelque part chez le lecteur, et révèle chaque fois sa naissance), Instruments des ténèbres peut avoir un nombre incalculable de pistes d’analyse et de compréhensions possibles.


De multiples résonances


Il y aurait l’aspect mythologique (le grand nombre de symboles et d’échos qui peuvent renvoyer à des figures mythologiques notamment pour Barbe et Barnabé) ; il y l’aspect musical (ne serait-ce que les titres des parties renvoyant à l’univers musical : « La sonate de la résurrection » (de Heinrich Biber) pour l’histoire de Barbe et la notion de « scordatura » dans la partie de Nadia) ou encore un aspect psychanalytique : le « daîmon » de Nadia pourrait être la figuration du psychanalyste… Je préfère vous parlez de ce qui m’a le plus frappée dans ce roman :


La féminité


Qu’on soit choquée, effarée ou surprise, voilà un roman qui ne laissera pas une femme indifférente ! Je n’ai pas l’habitude de faire de distinction de sexe lorsque je parle de littérature mais il faut bien avouer que ce roman, écrit par une femme, avec des personnages principalement féminins, questionnant la place de la femme dans deux époques et sociétés différentes, est un livre viscéralement féminin, en ce sens qu’il fait appel à la biologie féminine : enfantement, maternité, relation mère-fille, relation vagin-société.


Les deux époques du roman s’alternent et marchent de front, et c’est à travers le maillage et les échos qui se nouent entre elles que le questionnement sur la féminité prend toute sa force. C’est notamment un profond questionnement sur l’enfantement et le non-enfantement à travers trois figures majeures : la mort en couche initiale de la mère de Barbe, l’avortement de Nadia qui la rapproche un temps de sa propre mère, et l’accouchement mystérieux de Barbe ; et cette façon qu’a de montrer Nancy Huston que, malgré le décalage des époques, cette question est encore et avant tout une histoires de femmes qui s’entraident, qui s’épaulent, qui se comprennent et font toujours face seules (parce que cela se passe fatalement à l’intérieur de leur ventre, qu’elles ne peuvent l’ouvrir aux yeux des autres pour montrer et même pas du père potentiel que Huston montre dans les trois cas assez effacés et incompréhensifs face à l’enfantement).


À tous ces questionnements sur la place de la femme dans la société, il n’y a pas de réponses franches, seulement d’autres ouvertures, puisque la féminité est d’abord une affaire d’intériorité et d’intimité, que chaque femme porte en soi la réponse pour elle-même et pour un instante, et qu’elle ne sera pas nécessairement la même pour une autre. D’où peut-être aussi la représentation de la difficulté du contact à la mère entre Nadia et Elisa, sa mère.


Quels sont ces instruments des ténèbres… ? Ce roman en révèle de nombreuses facettes et c’est avec le ventre qu’on les ressent, plus qu’il ne serait possible de véritablement l’expliquer…

Justine-Coffin
9
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le 8 juil. 2016

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Justine-Coffin

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